Je suis noir, je réalise une fusion totale avec le monde, une compréhension sympathique de la terre, une perte de mon moi au coeur du cosmos, et le Blanc, quelque intelligent qu’il soit, ne saurait comprendre Armstrong et les chants du Congo. Si je suis noir, ce n’est pas à la suite d’une malédiction, mais c’est parce que, ayant tendu ma peau, j’ai pu capter toutes les effluves cosmiques. Je suis véritablement une goutte de soleil sous la terre.
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Informations générales
- Année de parution : 1952
- Genre : Essai
- Nombre de pages : 227
Résumé
A l’heure où l’on accuse souvent les intellectuels anti-racistes d’importer des théories en provenance des Etats-Unis, il est important de se rappeler que des personnalités françaises comme Frantz Fanon ont été de véritables précurseurs et ont influencé le monde entier à travers leurs thèses antiracistes et anticolonialistes. A ce propos, je vous encourage à écouter le podcast Le Paris Noir avec Mame-Fatou Niang qui explique avoir découvert Frantz Fanon lors de ses études aux Etats-Unis. En effet, bien que peu étudié en France, cet auteur est une véritable référence outre-atlantique.
Peau noire, Masques Blancs s’inscrit ainsi dans la lutte contre le colonialisme et ses effets pervers. Le principal apport de cet essai est qu’il mêle la psychanalyse à l’analyse politique. Il décortique les rapports Noir-Blanc en tenant compte des effets de la colonisation et de l’esclavage. Selon lui, la colonisation est à l’origine d’une névrose collective dont il faut se débarrasser.
Ce livre fut très critiqué notamment par certains antillais car c’est avant tout ces derniers qui sont visés. Pourtant, force est de constater que les thèses qui y sont développées, vieilles de plus de cinquante ans, sont toujours d’actualité.
A travers son analyse scientifique, linguistique, psychanalytique et politique, accompagnée d’envolées poétiques magnifiques, Frantz Fanon nous met face à la réalité de la colonisation et de ses conséquences.
Avis et analyse
Je vous propose une analyse en trois temps qui, je l’espère, vous permettra de comprendre l’essence de cet essai. N’étant pas psychanalyste, je n’ai pas la prétention de vous proposer une critique des thèses de Fanon. Mon but est simplement de vous donner envie de lire cette oeuvre et de vous en présenter les principaux axes.
1. Analyse du problème : La domination d’un peuple sur un autre
Pour Fanon, il faut déjà commencer par admettre que nous évoluons dans une société raciste.
« Une société est raciste ou ne l’est pas. Tant qu’on n’aura pas saisi cette évidence, on laissera de côté un grand nombre de problèmes. Dire, par exemple, que le nord de la France est plus raciste que le sud, que le racisme est l’oeuvre de subalternes, donc n’engage nullement l’élite, que la France est le pays le moins raciste du monde, est le fait d’hommes incapables de réfléchir correctement. »
page 83
Aujourd’hui encore, certains refusent l’évidence. Beaucoup vous affirmerons que la France n’est en aucun cas un pays raciste et que d’ailleurs eux-mêmes ont des amis noirs avant de vous clouer le bec avec la fameuse formule magique « moi, je ne vois pas la couleur des gens ».
L’auteur démontre que ce n’est pas uniquement la France mais que l’Europe a également une structure raciste, en raison principalement de son activité coloniale. Affirmer qu’une société a une structure raciste ne signifie pas que chacun de ces citoyens est un ignoble personnage plein de haine. Cela signifie simplement que cette société porte en elle les stigmates d’une partie de son histoire. On ne peut à la fois célébrer la grandeur de l’Europe et oublier que cette grandeur s’est construite sur l’exploitation d’autres peuples.
Fanon se moque d’ailleurs de ceux qui s’obstinent à penser que la France serait le pays le moins raciste du monde :
« Beaux nègres, réjouissez-vous d’être français, même si c’est un peu dur, car en Amérique vos congénères sont plus malheureux que vous … »
page 90
Il est aussi assez révélateur de noter que la question des statues se posait déjà au sein de la réflexion de l’auteur.
« Le Noir s’est contenté de remercier le Blanc, et la preuve brutale de ce fait se trouve dans le nombre imposant de statues disséminées en France et aux colonies, représentant la France blanche caressant la chevelure crépue de ce brave nègre dont on vient de briser les chaînes ».
page 213
Ceci étant posé, Fanon part d’un postulat très simple, à savoir que le racisme est une question de domination.
« C’est un fait : des Blancs s’estiment supérieurs aux Noirs. C’est encore un fait : des Noirs veulent démontrer aux Blancs coûte que coûte la richesse de leur pensée, l’égale puissance de leur esprit. »
page 10
C’est cette domination qui conduit certains blancs à adopter des attitudes paternalistes ou méprisantes envers les noirs et qui fait que certains noirs sont prêts à tout pour être validés et acceptés par les blancs. (Je précise et Fanon le dit clairement dans sa préface, il ne s’agit pas de faire des généralités en parlant de tous les noirs et de tous les blancs, il observe simplement des comportements répandus qui ont des effets néfastes pour tout le monde).
2. Les conséquences : Le sentiment de supériorité et l’aliénation
La rencontre avec la civilisation blanche qui s’est faite dans les conditions que nous connaissons (esclavage, colonisation) a impacté durablement la vie des peuples noirs.
« La civilisation blanche, la culture européenne ont imposé au Noir une déviation existentielle »
page 14
Cette déviation se caractérise par ce que Fanon appelle un « complexus psycho-existentiel ». Plusieurs conséquences découlent de cela, notamment des comportements déviants comme le fétichisme ou la volonté de modifier qui l’on est.
« Celui qui adore les nègres est aussi « malade » que celui qui les exècre. Inversement, le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc »
page 9
Cela s’illustre également à travers le langage. A l’époque de Fanon, certaines personnes s’adressaient aux noirs en petit-nègre (par exemple : « moi dire à toi de faire ça ») et d’autres étaient choqués de voir un noir s’exprimer correctement en français. Les éloges faites aux Noirs qui s’exprimaient normalement on poussé certains antillais à laisser tomber leur langue d’origine. S’il n’y a rien de mal dans le fait d’apprendre une langue, il est en revanche regrettable de renier ses origines. L’espagnol qui apprend le français n’a pas pour autant idée d’oublier sa langue maternelle.
On retrouve encore des conséquences au sein des relations entre les hommes et les femmes. Je n’aborderai pas ici toute l’analyse proposée par l’auteur ayant trait à la question sexuelle. Je vous renvoie à son ouvrage pour comprendre la problématique de l’érotisation de l’homme noir ou encore le sentiment d’infériorité sexuelle qui amènerait à la détestation de ce dernier.
Fanon illustre de manière brillante le désir de blancheur de certains noirs et l’impact que cela a sur leur relation. Il se montre ainsi très critique envers l’ouvrage de Mayotte Capécia, Je suis Martiniquaise (éditions Corrêa, 1948), qui fait l’apologie de l’homme blanc.
« Mayotte aime un Blanc dont elle accepte tout. C’est le seigneur. Elle ne réclame rien, n’exige rien, sinon un peu de blancheur dans sa vie. »
page 40
De la plume moqueuse de l’auteur ressort une véritable problématique qui sévit encore aujourd’hui au sein des sociétés antillaise : le colorisme.
Le colorisme se définit comme une séries de discrimination fondée sur les variations d’intensité de la couleur de la peau des personnes. J’ai eu l’occasion de vous en parler dans mon article sur La rue Cases-Nègres de Joseph Zobel.
Aux Antilles, il est présent au sein du vocabulaire employé quotidiennement. Plusieurs expressions valorisent la clarté de la peau. Par exemple, un enfant à la peau claire sera appelé un « peau chapé », ce qui signifie que sa peau est sauvée car plus claire. Il existe aussi tout une classification allant de la chabine à la négresse pour définir les femmes en fonction de l’intensité de leur couleur. Fanon déplore cela et nous invite à lutter contre.
Ce désir de blancheur est analysé par l’auteur comme une névrose entrainant une « lactification hallucinatoire ». Dans son métier de psychanalyste, Frantz Fanon a aidé de nombreux patients à prendre le dessus en conscientisant leur inconscient.
En effet, il faut que les concernés prennent conscience qu’ils s’identifient aux personnes blanches. Cette identification est due en partie au fait que les Antillais se sont vus répétés pendant plusieurs années que leurs ancêtres étaient gaulois. Fanon démontre que l’Antillais ne se pense pas noir, il se pense blanc et prend conscience de sa noirceur quand il est confronté à diverses discriminations.
3. La solution : libérer l’homme de couleur de lui-même
L’oeuvre de Frantz Fanon peut être analysée comme un refus, un refus de sa condition et de la place que la société veut lui assigner.
« Pourtant de tout mon être, je refuse cette amputation. Je me sens une âme aussi vaste que le monde, véritablement une âme profonde comme la plus profonde des rivières, ma poitrine a une puissance d’expansion infinie. Je suis don et l’on me conseille l’humilité de l’infirme… »
page 137
L’auteur refuse que quiconque se laisse enfermer par sa couleur.
« Le Blanc est enfermé dans sa blancheur. Le Noir dans sa noirceur. »
page 10
« Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc. »
page 222
Sans tomber dans l’aveuglement stupide de « ceux qui ne voient pas les couleurs », Frantz Fanon nous invite à dépasser cette question afin que chacun puisse se réaliser.
« Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve. Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc. »
page 225
Il plaide pour que les noirs et en particulier les antillais prennent conscience de leur névrose pour s’en libérer.
« Ce que nous voulons, c’est aider le Noir à se libérer de l’arsenal complexe qui a germé au sein de la situation coloniale. »
page 28
Il appelle à une véritable « catharsis collective » qu’il définit comme « une sorte de porte de sortie par où les énergies accumulées sous forme d’agressivité puissent être libérées ». Page 143.
Ce livre nous permet donc de comprendre d’un point de vue psychanalytique les effets que la colonisation a eu sur les noirs et invite à soigner les traumatismes qui en découlent. Ainsi, l’auteur offre à ses lecteurs de ne pas rester bloquer dans le passé et d’avancer tout en ayant conscience de l’impact de la colonisation sur leur vie.
« Je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères. »
page 224
L’auteur

Frantz Fanon est né en 1925 à Fort-de-France. Psychiatre et essayiste, il est notamment connu pour son analyse des conséquences psychologiques de la colonisation. Très impliqué dans le conflit qui opposa la France à l’Algérie, il dirigea notamment l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville. Il décède en 1961 d’une leucémie à l’âge de 36 ans.
Pour finir voici quelques anecdotes que je vous avais partagé sur Instagram !

J’apprends beaucoup de choses sur cet auteur que je connais peu. Très belle chronique qui donne envie de lire ce livre 😀
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Merci 🤩
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Un article d’une grande clarté et très bien documenté. Cela me donne envie de me plonger dans l’oeuvre de Frantz Fanon !
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Merci beaucoup ! C’est vraiment le but : donner envie de découvrir cette œuvre 🙂
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Très bon article sur un grand auteur de l’anticolonialisme dont je ne connais, pour l’instant, que des extraits. J’ai hâte de pouvoir acquérir ce livre pour comprendre et encore mieux comprendre sa vision.
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Merci pour ce retour. C’est vraiment un livre indispensable !
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