Lectures diverses

Alabama 1963, Ludovic Manchette & Christian Niemiec

Pouvons-nous affirmer au monde, et surtout à nos compatriotes, que nous sommes le pays de la liberté, sauf pour les Noirs ? Que nous n’avons pas de sous-citoyens, sauf les Noirs ? Que nous n’avons pas de système de classe sociale ou de caste, pas de ghetto, pas de race supérieure, sauf quand il s’agit des Noirs ? […] La notion de race n’a sa place ni dans la vie ni dans la loi américaine.

Extrait du discours de Kennedy, page 100

Informations générales

  • Année de parution : 2021
  • Genre : Roman policier / Thriller
  • Editeur : Pocket
  • Nombre de pages : 349

Résumé

A l’époque de la ségrégation raciale américaine, des petites filles noires se font enlever et sont retrouvées violées et assassinées. La police ne fait rien et la famille d’une des victimes décide de se tourner vers Bud, un détective blanc, raciste et alcoolique. Ce dernier accepte, faute de mieux, de s’occuper de l’enquête et va être aidé par Adela, sa femme de ménage noire. On va donc suivre l’enquête avec ce duo improbable et plonger dans l’ambiance glaçante des Etats-Unis des années 60. 

Avis et analyse 

Une plongée dans les Etats-Unis ségrégationnistes 

Le roman est très sombre et aborde les conditions de vie des afro-américains lors de la ségrégation raciale. Parqués dans certains quartiers de la ville, ils n’ont pas accès aux services publics de la même manière que les personnes blanches. Les auteurs montrent l’absurdité de ce système, à travers la manière de prendre le bus (rendu célèbre par Rosa Parks).

« Elle monta dans le bus pour régler le trajet au chauffeur, avant de redescendre pour remonter par la porte du fond, réservée aux Noirs. Comme Sid, elle aurait aimé s’asseoir, surtout par cette chaleur, mais malheureusement toutes les places étaient prises. Enfin, pas toutes. Ce n’était pas les sièges libres qui manquaient à l’avant, mais ceux-là étaient réservés aux Blancs, et les Noirs ne pouvaient s’y asseoir que lorsqu’il n’y avait aucun Blanc. ».

Page 16 

On assiste aussi à de nombreuses humiliations subies quotidiennement par Adela lorsqu’elle exerce son métier de femme de ménage. En cela, ce livre m’a beaucoup fait penser au film The Help (La couleur des sentiments).

Une des expériences les plus douloureuses, et ce qui constitue le coeur du roman, est l’absence de réaction de la police face à la disparition des petites filles noires. C’est ainsi que l’on comprend que tout repose donc sur notre duo d’enquêteurs, Bud et Adela.

« Vous pensez que ça existe, le crime parfait ?

Non.

 Non ?

Non. Je crois pas au crime parfait. Par contre, je crois aux enquêtes imparfaites. »

Page 139 

Un duo que tout oppose 

Alors que Bud est alcoolique et totalement désabusé, Adela est l’illustration de la femme noire qui se bat pour offrir le meilleur à ses enfants et pour survivre dans cette société brutale et injuste. 

Malgré tout, j’ai eu du mal à m’attacher aux deux personnages principaux. Tout d’abord parce que j’ai eu envie de secouer Bud pendant une grande partie du roman. L’enquête prend énormément de temps à avancer et cela en grande partie à cause de son incapacité à rester sobre. 

Quant à Adela, j’ai trouvé que son personnage manquait de profondeur. C’est la femme afro-américaine qu’on a l’habitude de voir dans les films et romans qui abordent cette période. J’ai donc trouvé son personnage assez prévisible.

Malgré tout, le duo fonctionne quand même et on sent que chacun apporte quelque chose à l’autre et vient chambouler son univers.

« Vous préférez qu’on dise de vous que vous êtes une femme noire ou que vous êtes une femme de couleur ?

Je préfère qu’on dise que je suis une femme bien. »

Page 36

Photo prise à l’exposition Black Indians au Musée du Quai Branly

Une lecture comportant quelques clichés 

Bien souvent, les oeuvres qui abordent cette période présentent une trame assez similaires. J’ai parfois le sentiment que les auteurs qui écrivent sur cette période veulent absolument montrer que tous les blancs n’étaient pas comme ça. Effectivement, c’est vrai, des personnes blanches se sont battues au côté des personnes noires, c’est important de le rappeler. Toutefois, dans la réalité, ce ne fut pas l’expérience vécue par la plupart des afro-américains. 

Cependant, ce n’est pas tant le personnage de Bud qui joue ce rôle de « gentil ». On le retrouve avec des personnages comme Miss Gloria, une attachante septuagénaire, ou encore Shirley Ackerman, une canadienne qui embauche Adela pour son ménage. Shirley m’a d’ailleurs beaucoup rappelée le personnage de la jeune journaliste Skeeter dans le film The Help.

Image et affiche du film The Help (La couleur des sentiments)

Ainsi, j’ai eu l’impression que les auteurs ont absolument voulu montrer qu’il existait des « gentils blancs ». A l’inverse, ils ont voulu mettre en exergue le fait qu’il existait des « méchants noirs ». Encore une fois, bien sur que des hommes noirs violents existaient à l’époque et existent d’ailleurs toujours. La violence n’a pas de couleur. Un des exemples est la scène de lynchage de personnes noires envers un autre homme noir.  

Utiliser une scène de lynchage qui a une portée symbolique forte et qui est une violence historiquement commise par des personnes blanches sur des personnes noires, était pour moi un mauvais choix.

En effet, il y a déjà beaucoup d’exemples dans le livres montrant que la violence n’a pas de couleur et que l’horreur humaine existe aussi bien chez les noirs que chez les blancs. Ce choix des auteurs permet d’ailleurs d’allonger la liste des suspects, ce qui est une bonne chose pour le suspens.

Pour conclure, c’est un bon thriller car il nous tient en haleine jusqu’à la fin. Bien que beaucoup d’oeuvres existent déjà sur le sujet, c’est un livre qui permet de comprendre la difficile histoire afro-américaine et l’importance de la lutte pour les droits civiques.

« Le vent est en train de tourner, et ils le savent. Les lois changent. La société change. D’ailleurs, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais il y avait deux Noirs pour porter le cercueil de notre président. Peut-être qu’un jour des Blanches iront faire le ménage chez des Noirs ! »

Page 243 

Lectures diverses

Mille petits riens, Jodi Picoult

Peut-être qu’il est possible de haïr quelqu’un autant qu’on l’a aimé. Comme la doublure d’une poche qu’on aurait retournée. En toute logique, l’inverse doit être vrai aussi.

page 632

Informations générales

  • Année de parution : 2016
  • Genre : Roman américain
  • Nombre de pages : 664

Résumé

Ruth est une sage-femme afro-américaine passionnée par son métier qu’elle exerce depuis plus de vingt ans. Son parcours est exemplaire et elle se veut comme un modèle d’intégration au sein de la société américaine. Sa vie va être bouleversée lorsqu’elle va croiser le chemin de Turk et Brittany Bauer, un couple de suprémacistes blancs dont la femme est venue accoucher à l’hôpital où Ruth travaille. En effet, lorsque leur bébé décède à l’hôpital, Ruth va être, pour eux et pour tout un système raciste, la coupable idéale.

Avis et analyse 

Le récit est raconté à trois voix. Le lecteur est invité à suivre l’histoire à travers le point de vue de Ruth, l’infirmière, Turk Bauer, le père du bébé décédé et Kennedy, une avocate qui va tout faire pour aider Ruth. Au début, j’ai eu un peu de mal avec cette idée. Avais-je vraiment envie de lire le point de vue d’un suprémaciste blanc ? De plus, l’auteur Jodi Picoult n’étant pas une personne de couleur, j’avais quelques appréhensions à lire la manière dont elle allait se mettre dans la peau d’une afro-américaine. 

Finalement ce fut une vraie bonne surprise. Le véritable apport de ce roman est la prise de conscience progressive des personnages. C’est très intelligent de la part de l’auteur car cela permet de comprendre les problématiques raciales à travers un chemin évolutif. 

Ainsi, au début, Ruth me semblait peu concernée par ces questions et obnubilée par sa volonté d’intégration, au contraire de sa soeur Adissa qui représente l’afro-américaine révoltée et engagée. 

Alors que cette dernière vit dans un quartier pauvre avec ses nombreux enfants et est constante lutte contre le système établi, Ruth, est quant à elle obsédée par l’idée de « s’intégrer ». Pour cela, elle a fait le choix d’habiter un quartier résidentiel bourgeois, a obtenu son diplôme dans l’une des meilleures universités américaines et pousse sans cesse son fils à gravir les échelons universitaires. 

A de nombreuses reprises, Ruth ferme les yeux sur des attitudes offensantes que peuvent avoir ses collègues blancs et préfère leur trouver des excuses. De même, elle a parfois tendance à oublier ses origines. Ainsi, alors que sa mère lui avait dit de ne jamais oublier d’où elle venait, elle s’interroge : 

« Et comme elle n’avait cessé de me pousser hors du nid depuis que j’étais toute petite, pourquoi me demandait-elle à présent d’emporter avec moi les brindilles de ce nid ? Ne pouvais-je voler plus haut sans elles ? » 

page 249

Ce n’est pas un reniement total de ses origines car Ruth a bien conscience de tous les sacrifices que sa mère a fait pour qu’elle puisse s’élever. 

Si sa volonté de s’intégrer à tout prix sans jamais se révolter m’a quelques fois agacée, j’ai réalisé qu’elle menait en réalité une véritable lutte silencieuse. 

Le combat qu’elle mène ira à son paroxysme lorsqu’elle sera accusée à tort de la mort du bébé des Bauer. Mais toute la colère qui était en elle risque bien d’exploser à un moment crucial de l’histoire. 

Ils m’ont attaché les poignets, juste comme ça, comme si ce geste ne réveillait pas deux siècles d’histoire qui se sont aussitôt répandus dans mes veines avec la charge d’une décharge électrique. Sans penser un instant que je ressentirais ce qu’ont ressenti mon arrière-arrière-grand-mère et sa mère, debout sur l’estrade pendant la vente aux enchères des esclaves. Ils m’ont menottée sous les yeux de mon fils, mon fils à qui je répète depuis le jour de sa naissance qu’il est bien plus qu’une couleur de peau.” 

page 244

Kennedy quant à elle est l’archétype de la femme blanche ayant l’envie de sauver le monde. J’ai beaucoup aimé ce personnage, malgré son léger white savior complex (le complexe du sauveur blanc). Pétrie de bonnes intentions, elle refuse pourtant d’ouvrir les yeux sur la question raciale.

«  – Personnellement, je me fiche de ces histoires de couleur, déclare-t-elle. Je veux dire : la seule race qui importe c’est la race humaine, non ? 

C’est facile de prétendre qu’on est tous dans le même bateau quand la police n’a pas débarqué chez vous en pleine nuit. Mais je sais que, quand les Blancs racontent ces trucs-là, c’est parce qu’ils croient dur comme fer que c’est bien de les dire et pas une seconde ils ne se rendent compte de la nonchalance de leurs propos. » 

page 289

Elle finira cependant par comprendre la situation de ses concitoyens de couleur. A travers le personnage de Kennedy, c’est la prise de conscience de l’auteur elle-même qui transparaît. 

« – Je sais ce que vous pensez en ce moment : Je ne suis pas raciste, moi. C’est clair, nous avons eu un exemple vivant de ce qu’est le vrai racisme, incarné ici par Turk Bauer. Je doute que vous soyez nombreux, mesdames et messieurs les jurés, à croire, comme Turk, que vos enfants sont des guerriers de la race et que les Noirs sont des êtres tellement inférieurs qu’ils ne devraient pas même avoir le droit de toucher un bébé blanc. Pourtant, même si nous décidions d’envoyer tous les néonazis de cette planète sur Mars, le racisme existerait encore. Parce qu’en réalité le racisme ne se résume pas à la haine. Nous avons tous des préjugés, même si nous n’en sommes pas conscients. Ce qu’il faut savoir, c’est que le racisme est également lié à l’identité des personnes qui détiennent le pouvoir… Et qui y ont accès. Voyez-vous, lorsque j’ai commencé à travailler sur cette affaire, je ne me considérais pas comme quelqu’un de raciste. A présent, je sais que je le suis. Pas parce que je hais les personnes qui ne sont pas de la même race que moi, non, mais parce que – intentionnellement ou inconsciemment – j’ai profité de la couleur de ma peau, de la même manière que Ruth Jefferson a subi un grave revers à cause de la sienne. »

page 613

C’est pour ce genre de plaidoirie pleine de justesse et de vérité que j’aime beaucoup ce personnage. Mais Kennedy est aussi très drôle et de nombreuses situations avec sa fille, son mari et sa mère sont très cocasses. Ainsi, les parties du livre racontées du point de vue de Kennedy sont les bienvenues pour détendre l’atmosphère d’une lecture qui met en lumière autant d’injustices.   

Enfin, Turk est absolument insupportable. Toutefois, son récit est intéressant car il permet de mieux comprendre les rouages des organisations suprémacistes. On y découvre leur méthode de recrutement et leur façon de semer la terreur. On apprend surtout que bien souvent il s’agit de personnes extrêmement mal dans leur peau qui font souffrir pour oublier leur souffrance. 

« Je savais ce que ça faisait de faire souffrir, juste pendant quelques instants, au lien de souffrir soi-même » 

page 233 

Je ne vais pas gâcher votre plaisir en dévoilant l’évolution de Turk Bauer et je laisse à chacun l’opportunité de découvrir sa destinée à la fin du roman ainsi que les rebondissements rencontrés par sa famille. 

Ce récit à trois voix permet de comprendre véritablement les problèmes rencontrés par les personnes de couleur aux Etats-Unis et le poids du passé du pays sur ces citoyens. Cette situation est loin d’être un cas isolé et ce genre de problématiques se retrouvent également en France. C’est pourquoi j’espère que cette lecture permettra aux lecteurs d’ouvrir les yeux et de prendre réellement conscience des injustices subies par leurs concitoyens.

L’auteur

Jodi Picoult est une auteure américaine bien connue. Elle avoue avoir mis du temps à écrire ce roman en raison de la difficulté d’aborder la question raciale lorsqu’on n’est pas soi-même victime de discrimination. Finalement, elle aura trouvé le meilleur moyen de le faire avec ce roman et comme elle l’écrit elle-même dans sa postface : 

« Je voulais écrire cette histoire à l’attention de ma propre communauté – les Blancs – qui, si elle sait très bien montrer du doigt un skinhead néonazi en le traitant de raciste, éprouve davantage de difficultés à discerner les pensées racistes qu’elle porte en elle. »