Lectures diverses

Alabama 1963, Ludovic Manchette & Christian Niemiec

Pouvons-nous affirmer au monde, et surtout à nos compatriotes, que nous sommes le pays de la liberté, sauf pour les Noirs ? Que nous n’avons pas de sous-citoyens, sauf les Noirs ? Que nous n’avons pas de système de classe sociale ou de caste, pas de ghetto, pas de race supérieure, sauf quand il s’agit des Noirs ? […] La notion de race n’a sa place ni dans la vie ni dans la loi américaine.

Extrait du discours de Kennedy, page 100

Informations générales

  • Année de parution : 2021
  • Genre : Roman policier / Thriller
  • Editeur : Pocket
  • Nombre de pages : 349

Résumé

A l’époque de la ségrégation raciale américaine, des petites filles noires se font enlever et sont retrouvées violées et assassinées. La police ne fait rien et la famille d’une des victimes décide de se tourner vers Bud, un détective blanc, raciste et alcoolique. Ce dernier accepte, faute de mieux, de s’occuper de l’enquête et va être aidé par Adela, sa femme de ménage noire. On va donc suivre l’enquête avec ce duo improbable et plonger dans l’ambiance glaçante des Etats-Unis des années 60. 

Avis et analyse 

Une plongée dans les Etats-Unis ségrégationnistes 

Le roman est très sombre et aborde les conditions de vie des afro-américains lors de la ségrégation raciale. Parqués dans certains quartiers de la ville, ils n’ont pas accès aux services publics de la même manière que les personnes blanches. Les auteurs montrent l’absurdité de ce système, à travers la manière de prendre le bus (rendu célèbre par Rosa Parks).

« Elle monta dans le bus pour régler le trajet au chauffeur, avant de redescendre pour remonter par la porte du fond, réservée aux Noirs. Comme Sid, elle aurait aimé s’asseoir, surtout par cette chaleur, mais malheureusement toutes les places étaient prises. Enfin, pas toutes. Ce n’était pas les sièges libres qui manquaient à l’avant, mais ceux-là étaient réservés aux Blancs, et les Noirs ne pouvaient s’y asseoir que lorsqu’il n’y avait aucun Blanc. ».

Page 16 

On assiste aussi à de nombreuses humiliations subies quotidiennement par Adela lorsqu’elle exerce son métier de femme de ménage. En cela, ce livre m’a beaucoup fait penser au film The Help (La couleur des sentiments).

Une des expériences les plus douloureuses, et ce qui constitue le coeur du roman, est l’absence de réaction de la police face à la disparition des petites filles noires. C’est ainsi que l’on comprend que tout repose donc sur notre duo d’enquêteurs, Bud et Adela.

« Vous pensez que ça existe, le crime parfait ?

Non.

 Non ?

Non. Je crois pas au crime parfait. Par contre, je crois aux enquêtes imparfaites. »

Page 139 

Un duo que tout oppose 

Alors que Bud est alcoolique et totalement désabusé, Adela est l’illustration de la femme noire qui se bat pour offrir le meilleur à ses enfants et pour survivre dans cette société brutale et injuste. 

Malgré tout, j’ai eu du mal à m’attacher aux deux personnages principaux. Tout d’abord parce que j’ai eu envie de secouer Bud pendant une grande partie du roman. L’enquête prend énormément de temps à avancer et cela en grande partie à cause de son incapacité à rester sobre. 

Quant à Adela, j’ai trouvé que son personnage manquait de profondeur. C’est la femme afro-américaine qu’on a l’habitude de voir dans les films et romans qui abordent cette période. J’ai donc trouvé son personnage assez prévisible.

Malgré tout, le duo fonctionne quand même et on sent que chacun apporte quelque chose à l’autre et vient chambouler son univers.

« Vous préférez qu’on dise de vous que vous êtes une femme noire ou que vous êtes une femme de couleur ?

Je préfère qu’on dise que je suis une femme bien. »

Page 36

Photo prise à l’exposition Black Indians au Musée du Quai Branly

Une lecture comportant quelques clichés 

Bien souvent, les oeuvres qui abordent cette période présentent une trame assez similaires. J’ai parfois le sentiment que les auteurs qui écrivent sur cette période veulent absolument montrer que tous les blancs n’étaient pas comme ça. Effectivement, c’est vrai, des personnes blanches se sont battues au côté des personnes noires, c’est important de le rappeler. Toutefois, dans la réalité, ce ne fut pas l’expérience vécue par la plupart des afro-américains. 

Cependant, ce n’est pas tant le personnage de Bud qui joue ce rôle de « gentil ». On le retrouve avec des personnages comme Miss Gloria, une attachante septuagénaire, ou encore Shirley Ackerman, une canadienne qui embauche Adela pour son ménage. Shirley m’a d’ailleurs beaucoup rappelée le personnage de la jeune journaliste Skeeter dans le film The Help.

Image et affiche du film The Help (La couleur des sentiments)

Ainsi, j’ai eu l’impression que les auteurs ont absolument voulu montrer qu’il existait des « gentils blancs ». A l’inverse, ils ont voulu mettre en exergue le fait qu’il existait des « méchants noirs ». Encore une fois, bien sur que des hommes noirs violents existaient à l’époque et existent d’ailleurs toujours. La violence n’a pas de couleur. Un des exemples est la scène de lynchage de personnes noires envers un autre homme noir.  

Utiliser une scène de lynchage qui a une portée symbolique forte et qui est une violence historiquement commise par des personnes blanches sur des personnes noires, était pour moi un mauvais choix.

En effet, il y a déjà beaucoup d’exemples dans le livres montrant que la violence n’a pas de couleur et que l’horreur humaine existe aussi bien chez les noirs que chez les blancs. Ce choix des auteurs permet d’ailleurs d’allonger la liste des suspects, ce qui est une bonne chose pour le suspens.

Pour conclure, c’est un bon thriller car il nous tient en haleine jusqu’à la fin. Bien que beaucoup d’oeuvres existent déjà sur le sujet, c’est un livre qui permet de comprendre la difficile histoire afro-américaine et l’importance de la lutte pour les droits civiques.

« Le vent est en train de tourner, et ils le savent. Les lois changent. La société change. D’ailleurs, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais il y avait deux Noirs pour porter le cercueil de notre président. Peut-être qu’un jour des Blanches iront faire le ménage chez des Noirs ! »

Page 243 

Littérature africaine

Le ventre de l’Atlantique, Fatou Diome

Chaque miette de vie doit servir à conquérir la dignité ! 

page 119 et autres

Informations générales

  • Année de parution : 2003
  • Genre : Roman
  • Editeur : Le livre de Poche
  • Nombre de pages : 255

Résumé

Salie, écrivaine sénégalaise, est tiraillée entre sa vie à Strasbourg et la nostalgie de son pays. Son frère, Madické, rêve de devenir une star du football en Europe. Son objectif est de quitter le Sénégal pour venir tenter sa chance en France tout comme sa soeur. Cette dernière, consciente des difficultés, tente de le dissuader. A l’histoire de ces deux protagonistes, s’ajoutent celles de nombreux autres sénégalais qui tous rêvent d’un avenir meilleur. 

Avis et analyse 

L’european dream

Qu’est-ce qui pousse les gens à quitter leur terre natale, leur famille, leurs amis ? Pourquoi abandonner tout cela et partir loin des siens et de ses repères si ce n’est la quête d’une vie meilleure. Il y a une phrase qui dit que « partir c’est mourir un peu ». Tout départ s’accompagne d’une perte mais il est aussi synonyme de renouveau et d’espoirs. C’est justement cet espoir qui explique le désir de partir des personnages de ce roman. 

« Partir, c’est avoir tous les courage pour aller accoucher de soi-même, naître de soi étant la plus légitime des naissances. » 

pages 226-227 

Le véritable personnage principal du roman est en réalité l’exil ou la quête de l’exil. Salie a quitté le Sénégal pour Strasbourg et apparaît donc comme un modèle de réussite pour les siens. Beaucoup fantasment sur sa vie bien que sa réalité soit totalement différente. Impossible pour eux de comprendre ses plaintes, elle qui a réussi à accomplir ce que tous recherchent. 

« Partout, on marche, mais jamais vers le même horizon. En Afrique, je suivais le sillage du destin, fait de hasard et d’un espoir infini. En Europe, je marche dans le long tunnel de la performance qui conduit à des objectifs bien définis » 

pages 13-14

Ce rêve de départ est symbolisée dans le roman par les joueurs de football africains qui évoluent dans les équipes européennes. Le frère de Salie, rêve lui aussi de percer dans ce milieu. Le foot apparaît comme la porte de sortie pour échapper à un quotidien de misère et atteindre le Saint-Graal, à savoir l’Europe. 

Salie essaie de faire comprendre à son frère et à d’autres que la vie n’est pas si simple en Europe. L’histoire d’autres protagonistes témoigne aussi du danger de ces illusions. 

« La liberté totale, l’autonomie absolue qui nous réclamons, lorsqu’elle a fini de flatter notre égo, de nous prouver notre capacité à nous assumer, révèle enfin une souffrance aussi pesante que toutes les dépendances évitées : la solitude. » 

page 190 

La réalité est que l’exil nous arrache une partie de nous même et donne le sentiment de ne plus appartenir nulle part. 

« Je vais chez moi comme on va à l’étranger, car je suis devenue l’autre pour ceux que je continue à appeler les miens. » 

page 166

Etrangère dans son pays d’accueil, comme sur sa terre natale, Salie doit aussi supporter la pression familiale. 

L’obligation de la réussite

Ceux qui partent en Europe et qui reviennent se doivent d’en mettre plein la vue et d’exposer leur réussite sinon c’est la déchéance aux yeux de leurs proches. Partir c’est forcément réussir. Il n’y a pas de place pour l’échec et la pression qui pèse sur les exilés est énorme. Plusieurs personnages du roman incarnent cela. 

Salie ne peut échapper aux exigences familiales. Elle doit, par exemple, soutenir les projets de son frère supporter le poids financier de toute la famille car, pour ses proches, sa réussite est une évidence. 

« Le sang oublie souvent son devoir, mais jamais son droit. » 

page 44

Beaucoup de personnes exilées connaissent bien cela. Il faut arroser les proches à coups de Western Union ou de cadeaux pour maintenir l’illusion. Cette pratique est qualifiée par certain de black tax1, un terme originaire d’Afrique du Sud, repris par de nombreux africains exilés. 

Ce livre est donc une parfaite illustration de l’illusion du rêve européen. Il invite à trouver des solutions d’épanouissement et de développement sur sa terre natale. Partir n’est pas forcément une solution. Le déracinement, la solitude, les échecs et le racisme se dressent sur le chemin de l’exil. 

«  Il y a des musiques, des chants, des plats, qui vous rappellent soudain votre condition d’exilé, soit parce qu’ils sont trop proches de vos origines, soit parce qu’ils en sont trop éloignés. Dans ces moments-là, désireuse de rester zen, je deviens favorable à la mondialisation, parce qu’elle distille des choses sans identité, sans âme, des choses trop édulcorées pour susciter une quelconque émotion en nous. » 

page 36

Au fond, ce livre invite surtout à ne pas oublier qui l’on est et d’où l’on vient et à ne pas se laisser aveugler par des rêves illusoires. 

« On peut remplacer nos pagnes par des pantalons, trafiquer nos dialectes, voler nos masques, défriser nos cheveux ou décolorer notre peau, mais aucun savoir-faire technique ou chimique ne saura jamais extirper de notre âme la veine rythmique qui bondit dès la première résonance du djembé. » 

page 195

Pour conclure, je dirais que c’est un livre qui peut aussi faire écho à la situation vécue par de nombreux ultramarins (antillais, guyanais, réunionais etc.) qui quittent leur terre pour étudier ou travailler en France métropolitaine. Certes, la situation est différente car ces territoires restent des territoires français (à priori) mais le sentiment de solitude et de déracinement décrit dans le livre m’ont beaucoup parlé. Rester ou Partir ? Vivre ailleurs ou revenir ? Beaucoup de ces questions se bousculent dans la tête des enfants de l’exil. 

  1. https://www.liberation.fr/planete/2019/12/05/afrique-du-sud-black-tax-le-poids-de-la-solidarite-familiale_1767548/
Littérature africaine

La porte du voyage sans retour, David Diop

Car il me semble juste de penser désormais que seule la fiction, le roman d’une vie, peut donner un véritable aperçu de sa réalité profonde, de sa complexité, éclairant ses opacités, en grande partie indiscernables par la personne même qui l’a vécue.

page 158

Informations générales

  • Année de parution : 2021
  • Genre : Roman
  • Editeur : Seuil
  • Nombre de pages : 253

Résumé

Au crépuscule de sa vie, Michel Andanson, un botaniste acharné de travail, décide de rédiger ses mémoires pour les léguer à sa fille qu’il a si souvent délaissée en raison de sa passion de chercheur. Lorsque Aglaé découvrira les mémoires de son père, elle va comprendre la profonde blessure qui l’a poussé à se plonger corps et âme dans son travail. 

En effet, lorsqu’il alla au Sénégal en 1750 pour y étudier la flore, Michel Andanson, alors jeune botaniste, découvrit une légende qui bouleversa sa vie : l’histoire de Maram Seck, une jeune fille ayant été enlevée afin d’être réduite en esclavage qui aurait réussit à s’enfuir et à retourner au Sénégal. 

Michel Andanson décida de se lancer dans une véritable quête pour retrouver cette jeune femme. Cependant, il ne sera pas au bout de ses surprises et découvrira que l’histoire qu’on lui a racontée est beaucoup plus complexe qu’il n’y parait. 

Mêlant drame, passion et vengeance, l’auteur nous entraine au coeur du Sénégal à l’époque de la traite des esclaves dans un voyage initiatique. 

Avis et analyse 

Le livre aborde la question de l’esclavage sous un angle intéressant car l’action se déroule directement sur le lieu où les esclaves étaient enlevés. C’est donc à travers une quête philosophique que les horreurs de l’esclavages sont mises en lumières.

Un récit des horreurs de l’esclavage

La réalité de l’esclavage n’est pas racontée directement par ceux qui le pratiquent ou par ceux qui le subissent mais par une sorte de personnage intermédiaire qui n’est ni une victime, ni tout a fait un bourreau. On peut donc considérer que les faits sont présentés de manière plutôt neutre. 

A travers l’expérience de Michel Andanson, on va appréhender la dureté des gouverneurs et leurs  nombreux abus mais aussi le climat de terreur qui régnait au sein des différents villages. 

« L’état de guerre perpétuelle qui régnait à cette époque dans ce royaume entrainait la famine sur des terres où des céréales nourrissantes comme le mil ou le sorgho viennent très facilement. » 

page 78

On a donc un récit des conséquences du système esclavagiste sur les terres africaines directement. Les habitants doivent survivre aux conditions de vie difficiles engendrées par les guerres mais aussi échapper aux rapts pour ne pas être réduits en esclavage. 

On sent très bien ce climat pesant tout au long du récit et Michel Andanson va progressivement prendre conscience des dangers qu’il fait courir à ses accompagnateurs sénégalais. 

La complexité des rapports et du rôle de chacun est assez bien retranscrite puisqu’il n’y a pas uniquement les méchants esclavagistes contre les gentils sénégalais. Le récit met ainsi en lumière les tractations politiques entre plusieurs rois qui tentèrent de protéger comme ils le pouvaient certains de leurs sujets. Ainsi, certains villages pouvaient vivre dans une relative sécurité s’ils étaient placés sous la bonne protection mais ce n’était pas le cas de tous.

La figure de Maram est intéressante car elle est à la fois victime de la tyrannie des français qui ont voulu la réduire en esclavage mais aussi de la folie des siens. Ce n’est peut-être pas un hasard si son Djinn (son dieu protecteur) prend la forme d’un serpent. Le serpent apparaît comme la figure opposée à la religion chrétienne, tout comme Maram est l’opposée du système de domination raciale et patriarcale qu’on veut lui imposer. 

Ainsi, avec Maram, on peut se rappeler que la résistance à l’esclavage, sous différentes formes, a toujours existé. 

Une quête philosophique sur les terres sénégalaises

David Diop tisse son histoire en imaginant l’épopée de Michel Andanson (un botaniste ayant réellement existé 1727-1806) au coeur des terres sénégalaises. Arrivé au Sénégal dans l’espoir d’étudier les plantes, Michael Andanson va être confronté aux contradictions de son peuple. 

« Le genre humain dans son ensemble me paraissait désormais haïssable et je me haïssais moi-même. » 

page 218 

Lui qui se destinait à servir la religion, va prendre conscience de l’hypocrisie du système auquel il appartient. 

« La religion catholique, dont j’ai failli devenir un serviteur, enseigne que les Nègres sont naturellement esclaves. Toutefois, si les Nègres sont esclaves, je sais parfaitement qu’ils ne le sont pas par décret divin, mais bien parce qu’il convient de le penser pour continuer de les vendre sans remords. » 

page 54 

Porté par des valeurs humanistes, il va s’intéresser véritablement à la culture sénégalaise et s’ouvrir à une autre vision du monde.  

« J’ai tout simplement appris une de leurs langues. Et dès que j’ai su assez le wolof pour le comprendre sans hésitation, j’ai eu le sentiment de découvrir peu à peu un paysage magnifique qui, grossièrement reproduit par le mauvais peintre d’un décor de théâtre, aurait été habilement substitué à l’original. » 

page 55 

Il comprend donc que les richesses sont différentes et qu’il n’y a pas lieu de mépriser un peuple sous prétexte qu’il accorde de l’importance à des valeurs différentes des nôtres. 

 « Leur langue est la clef qui m’a permis de comprendre que les Nègres ont cultivé d’autres richesses que celles que nous poursuivons juchés sur nos bateaux. » 

page 56 

Michel Andanson a une vision égalitariste. En effet, à plusieurs reprises, il précise que telle chose vaut bien ce que les occidentaux possèdent. 

Par exemple, concernant les langues : 

« La langue wolof, parlée par les Nègres du Sénégal, vaut bien la nôtre. Ils y entassent tous les trésors de leur humanité : leur croyance dans l’hospitalité, la fraternité, leurs poésies, leur histoire, leur connaissance des plantes, leurs proverbes et leur philosophie du monde. » 

page 56 

Ou encore la conception de la vie : 

« J’ai découvert ainsi, en racontant ma généalogie à Ndiak, que, lorsqu’on apprend une langue étrangère, on s’imprègne dans le même élan d’une autre conception de la vie qui vaut bien la nôtre. »

page 110

Même si Michel Andanson est présenté comme un humaniste ne voyant pas les différences entre les peuples, il garde quand même une certaine ambiguïté. Malgré tout ce qu’il a vu au Sénégal, il ne s’engagera que mollement contre l’esclavage à son retour, allant même jusque’à le justifier. 

« Et, prisonnier de ma quête de reconnaissance et de gloire, institué par mes pairs spécialistes de tout ce qui avait trait au Sénégal, j’ai publié une notice, destinée au bureau des Colonies, sur les avantages du commerce des esclaves pour la Concession du Sénégal à Gorée. »

page 237

De plus, il a pleinement conscience que son amour pour Maram ne l’aurait pas exonéré de ses préjugés et qu’il n’aurait pu s’empêcher de vouloir la transformer.  

« Je ne partageais pas les croyances de Maram, que je jugeais superstitieuses, mais j’aurai volontiers partagé ma vie avec elle. Aurions-nous pu vivre heureux ensemble ? N’aurais-je pas tenté, si je l’avais épousée, de la rendre acceptable pour mon entourage en substituant mes certitudes aux siennes ? […]mes préjugés m’auraient peut-être conduit à désirer la « blanchir ». » 

page 177 

Si les écrits qu’il lègue à sa fille montrent qu’il est pétri de regrets, ils ne sont pas non plus un appel à changer le système et à lutter contre l’esclavage. Il s’agit d’un témoignage touchant d’un père à sa fille mais cette dernière saura t’elle y déceler une pensée humaniste et s’engager contre le système esclavagiste ? 

« Découvrir ces feuilles manuscrites, c’était peut-être découvrir un Michel Andanson caché, intime, qu’elle n’aurait jamais connu autrement. » 

page 48

Littérature caribéenne

Moi, Tituba sorcière…, Maryse Condé

Que deviendra le monde si nos femmes ont peur ? Ils s’effondrera le monde ! Sa voûte tombera et les étoiles qui le constellent, se mêleront à la poussière des routes !

pages 95-96

Informations générales

  • Année de parution : 1986
  • Genre : Roman
  • Nombre de pages : 278

Résumé

Tituba est la fille d’une esclave violée par un marin anglais. A la mort de sa mère, elle va être recueillie par Man Yaya, une guérisseuse qui va lui enseigner son art. Se retrouvant seule à la mort de la vieille dame, Tituba va perfectionner les pouvoirs enseignés par Man Yaya et vivre dans une certaine liberté alors même que les siens sont encore esclaves. 

Sa rencontre avec d’autres esclaves et notamment avec John Indien dont elle tombe amoureuse vont lui donner envie de sortir de sa solitude. Prête à tous les sacrifices pour l’homme qu’elle aime, elle décide de renoncer à sa liberté pour le suivre et se mettre au service de sa maitresse. 

Après des péripéties chez cette dernière, Tituba va être contrainte de quitter la Barbade, toujours pour suivre John Indien, pour atterrir au village de Salem. Au service de Samuel Parris, elle va devoir survivre au sein d’une communauté puritaine obsédée par le mal en pleine chasse aux sorcières. 

Trigger Warning : ce livre contient des scènes de violences sexuelles. 

Avis et analyse 

Ce livre est pour le moment incontestablement celui que je préfère dans l’œuvre de Maryse Condé. On retrouve la plume subtile et percutante de l’auteure mais également des personnages complexes qui ne laissent pas indifférents. 

Il y aurait en effet énormément de choses à dire sur les différents personnages et peut-être que cela fera l’objet d’une autre chronique mais pour le moment j’ai souhaité vous présenter les deux axes qui m’ont le plus marqués dans cette lecture. 

Le magico-religieux, arme de résistance

Bien que le récit se déroule pendant la période esclavagiste, Tituba se distingue par sa relative liberté. 

En effet, même si elle est née esclave, elle a connu une période de liberté lorsqu’elle vivait seule dans la forêt. Contrairement à ses contemporains qui n’ont pas eu le choix, toute la subtilité réside dans le fait que c’est elle-même qui choisit de renoncer à sa liberté. Ainsi, par amour, elle fera ce choix à deux reprises. Toutefois, est-on vraiment libre quand on est amoureux ? C’est toute l’ambiguïté du roman. 

« Il éclata de rire à nouveau. Mon Dieu, comme cet homme savait rire ! Et à chaque note qui fusait de sa gorge, c’était un verrou qui sautait de mon coeur. » 

page 32

Cette décision distingue déjà Tituba des autres esclaves. Mais ce qui fait d’elle un être exceptionnel, ce sont surtout les pouvoirs qu’elle possède. 

« Qu’est-ce qu’une sorcière ? Je m’apercevais que dans sa bouche, le mot était entaché d’opprobre. Comment cela ? Comment ? La faculté de communiquer avec les invisibles, de garder un lien constant avec les disparus, de soigner, de guérir n’est-elle pas une grâce supérieure de nature à inspirer respect, admiration et gratitude ? En conséquence, la sorcière, si on veut nommer ainsi celle qui possède cette grâce, ne devrait-elle pas être choyée et révérée au lieu d’être crainte ? » 

pages 33-34 

Ainsi les pratiques de Tituba s’inscrivent en opposition au puritanisme incarné par Samuel Parris, le pasteur qui deviendra son maitre à Salem. Alors que Tituba est à l’écoute de la nature et des esprits, Samuel Parris incarne une religion puritaine dans laquelle l’obsession du mal est reine. 

« C’est peut-être parce qu’ils ont fait tant de mal à tous leurs semblables, à ceux-là parce qu’ils ont la peau noire, à ceux-là parce qu’ils l’ont rouge, qu’ils ont si fort le sentiment d’être damnés ? » 

page 78 

Tituba n’aura de cesse de chercher à guérir et à faire le bien autour d’elle alors que les habitants de Salem sont aveuglés par leur haine engendrée par la peu du malin. Tout le monde devient suspect et la terreur s’installe au fur et à mesure. Avec un certain cynisme, Maryse Condé dénonce les dérives de la religion à cette époque. La résistance passe donc par le refus de la religion imposée et par le fait de maintenir les pratiques enseignées par les ancêtres. 

« Ont-ils tant besoin de haïr qu’ils se haïssent les uns les autres ? » 

page 246

Tituba est à la fois crainte et détestée par ses différents maîtres car elle incarne l’insoumission. Par tous les moyens, ils chercheront à la faire plier mais elle incarne quelque chose qui ne peut être mis en esclavage. La force de Tituba est aussi sa faiblesse car cela l’entrainera dans des situations complexes. Au contraire, John Indien incarne un autre mode de survie. Il n’est pas dans la révolte mais dans une sorte de manipulation de ses maîtres, il joue au parfait esclave et réussi à s’en sortir comme cela. A plusieurs reprises, il invite Tituba à faire de même, mais jamais celle-ci ne pliera. 

Au fil de l’histoire, la révolte va prendre de plus en plus de place dans le coeur de Tituba. 

« Aguerrir le coeur des hommes. L’alimenter de rêves de liberté. De victoire. Pas une révolte que je n’ai fait naître. Pas une insurrection. Pas une désobéissance. » 

page 268

Tituba est une créature d’amour et elle n’aura de cesse d’aider aux qui croise son chemin, parfois cela lui portera préjudice et elle ne sera pas toujours récompensée. Pourtant, lorsqu’il s’agit de la liberté des siens, Tituba n’hésitera jamais à mettre ses pouvoirs à contribution.

 « Un jour, nous serons libres et nous volerons de toutes nos ailes vers notre pays d’origine » 

page 18

Si vous souhaitez en apprendre davantage sur les différents cultes et pratiques magico-religieuse, je vous renvoie à l’interview de Valérie du compte La fleur curieuse qui en parle à la perfection.  

La sorcière, figure du féminisme

Maryse Condé a l’art de mettre en scène des personnages féminins complexes au sein desquels se mêlent force et faiblesse, ombre et lumière. Bien que différente, Tituba m’a rappelée Rosélie, l’héroïne de L’histoire de la femme cannibale par la complexité et la profondeur de son caractère. 

Plusieurs éléments du roman soulèvent des questions féministes comme la question de l’avortement ou encore de la libération sexuelle de la femme. 

« Pour une esclave, la maternité n’est pas un bonheur. Elle revient à expulser dans un monde de servitude et d’abjection, un petit innocent dont il lui sera impossible de changer la destinée. » 

page 83

Malgré toute les difficultés qu’elle traverse, Tituba est assez libérée et n’hésite pas à suivre ses désirs, comme le montre de nombreuses scènes avec John Indien. Cette libération sexuelle entre en contraste avec la situation vécue par Elizabeth Parris, la femme de Samuel Parris qui vit dans la peur et la soumission de son époux. 

« – Si tu savais ! Il me prend sans ôter ni mes vêtements ni les siens, pressé d’en finir avec cet acte odieux.

[…]

– Odieux ? Pout moi, c’est le plus bel acte du monde ! ». 

page 70

La puissance féminine du récit apparait également à travers les esprits de la mère de Tituba et de Man Yaya qui lui rendent visite pour lui donner des conseils et l’aiguiller dans ses choix, notamment en ce qui concernent ses relations amoureuses. 

« Pourquoi les femmes ne peuvent-elles se passer des hommes ? » 

page 34 

Tout au long du récit, il y une véritable critique de la société patriarcale. A cet égard, l’attitude de Tituba contraste avec celle de John Indien, ce dernier réussissant à s’en sortir en toute circonstance. 

« Les hommes n’aiment pas. Ils possèdent. Ils asservissent. » 

page 29

« Blancs ou Noirs, la vie sert trop bien les hommes ! » 

page 159 

Un des plus beaux passages témoignant du féminisme de l’oeuvre de Maryse Condé est la rencontre entre Tituba et Hester, une femme également soupçonnée de sorcellerie. Leurs échanges sont magnifiques et reflètent une véritable sororité entre les deux femmes. Ce personnage marquera d’ailleurs profondément Tituba.  

« Je sais qu’elle poursuit son rêve : créer un monde de femmes qui sera plus juste et plus humain. »

page 271

Si le thème des sorcières et du féminisme vous intéresse, je vous recommande vivement l’essai Sorcières de Mona Chollet.

L’auteur

Photo tirée du site Internet de RCI, Maryse Condé, lauréate du Nobel alternatif de Littérature

J’ai eu la chance de découvrir les ouvrages de Maryse Condé dès l’école primaire. J’ai toujours été surprise du manque de visibilité de son oeuvre en France alors même que sa renommée est mondiale.  Née en 1937 à Pointe-à-Pitre, ses romans sont célébrés dans le monde entier. Angela Davis a même écrit la préface d’un de ses livres, Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem

Elle est la fondatrice du Centre des études françaises et francophones de l’Université Columbia aux Etats-Unis et reçu le prix spécial de la Francophonie 2013 « pour sa contribution au rayonnement de la Francophonie à travers l’ensemble de ses œuvre ». Parmi les nombreux prix qu’elle a reçu, il y a le prix de la Nouvelle Académie de littérature (The New Academy Prize in Literature), qualifié de « prix Nobel alternatif » par la presse en 2018 . 

Interview

Interview de Matthieu Gama, auteur de l’essai « Le jour où les Antilles feront peuple »

Nos rêves sont l’étincelle de vitalité qui allume le feu de nos ambitions. 

Matthieu GAMA

Aujourd’hui je vais vous parler d’un petit essai contenant de grands projets. Ne vous fiez pas à sa petite taille, parfois il suffit de quelques pages pour faire évoluer notre vision des choses. A travers son ouvrage, Matthieu Gama nous livre sa vision et l’ambition qu’il nourrit pour son peuple. 

Avec simplicité et finesse, il nous explique l’histoire des Antilles et les traumatismes qui en découlent. Les thèses exposées par Fanon, Césaire ou encore Cheikh Anta Diop y sont analysées et intelligemment utilisées pour expliquer les problématiques qui sévissent aux Antilles et qui empêchent ses ressortissants d’être un véritable peuple. 

En effet, c’est bien la question de savoir ce qui constitue un peuple qui est au coeur de l’ouvrage. Cette question est d’autant plus importante en ce qui concerne les Antillais, peuple déraciné au passé complexe. 

L’auteur nous explique également les raisons pour lesquels les Antillais ont tant de mal à faire preuve de solidarité à travers les traumatismes de l’esclavage. De la séparation des familles dans différentes plantations à la peur des colons d’une union des esclaves qui leur serait fatale, les causes de division sont nombreuses.  

Au fond toutes ces interrogations peuvent se résumer aux questions : qui sommes nous ? Avons-nous un projet commun ? Où allons-nous ? 

Une fois l’histoire et le contexte sociologique et psychologique analysés et la problématique posée, l’auteur exhorte les siens à dépasser leurs blessures pour aller vers la résilience collective. 

J’ai été très sensible aux idées développées comme celle de la création d’écoles caribéennes dont l’enseignement correspondrait mieux à l’histoire et à la géographie de la région ou encore la plus grande implication des Antilles françaises dans les organisations régionales caribéennes. 

Comme le dit si bien Matthieu Gama dans son essai : 

« Il nous faut sortir de la logique victimaire pour avancer en plein lumière vers ce que nous souhaitons devenir collectivement ». 

page 164 (ebook)

J’ai énormément de choses à dire sur ce livre mais je ne veux pas vous spoiler donc je vais laisser la parole ou plutôt la plume à l’auteur qui a gentiment accepté de répondre à quelques questions ! 

Peux-tu te présenter en quelques lignes et nous parler de l’Usine à rêves ? 

Matthieu GAMA : Je suis un Rêveur ! D’aussi longtemps que je m’en souvienne, j’ai toujours voulu entreprendre des projets qui n’étaient pas en adéquation avec mon âge : en CM1, en Guadeloupe, j’ai entraîné tous mes camarades de classe dans une représentation théâtrale d’Haiti Chérie de Maryse Condé. Et guess what ? We did it ! On l’a joué deux années de suite au spectacle de fin d’année de l’école ! Pour répondre complètement à ta question, je suis  Huissier de Justice en Martinique, marié et père de trois enfants.

L’usine à Rêves, c’est un rêve concrétisé : c’est une opportunité que j’ai su exploiter. Je t’explique : face au climat anxiogène de la société, j’ai voulu créer un espace de co-création et de reappropriation de notre capacité universelle à se projeter dans un avenir meilleur. J’ai invité des gens sur ce pitch là et cela a eu un succès inattendu. J’ai réussi à réunir des gens qui ne se connaissaient pas autour de cette seule idée de rêver ensemble.

Qu’est-ce qui t’as poussé à écrire cet essai ? 

Matthieu GAMA : C’est l’usine à Rêves qui m’a naturellement emmené à écrire, et à écrire cet essai, je l’explique dans le livre et je ne voudrais pas tout dévoiler !

Quel est le livre dont tu recommandes la lecture ? 

Matthieu GAMA : Je cite tellement d’auteurs dans mon essai qu’il a failli ressembler à une thèse ! Mais la réflexion sur l’antillanité, la négritude et la créolité est tellement fournie que c’était difficile de ne pas situer ma pensée par rapport à nos illustres auteur.e.s antillais.e.s. Et en même temps, la pensée antillaise est tellement dynamique que l’on ne peut pas l’assigner à résidence dans ces trois seuls concepts littéraires et philosophiques. Donc je recommanderais la lecture de l’ouvrage « discours sur le neo-colonialisme » de Fola Gadet, un auteur guadeloupéen vivant en Martinique, pour lequel j’ai un énorme respect, mais aussi l’ouvrage de l’artiste Murielle Bedot, « Petites histoires d’éducation : décolonisons la transmission ». Je trouve remarquable le courage dont elle fait preuve dans ses écrits. Il y a un surgissement identitaire résilient dans cette nouvelle vague littéraire qui me séduit au plus haut point.

Quel est l’auteur qui t’as le plus marqué ? 

Matthieu GAMA : L’auteur qui m’a le plus marqué ? Difficile de ne pas en citer deux : la première, Maryse Condé, je l’ai rencontrée en 1988, dans ma classe de CM1, et il s’est passé un truc ce jour là, j’avais déjà le goût de la lecture et elle m’a donné le goût de l’écriture. Je ne serais pas ce que je suis aujourd’hui sans cette rencontre fabuleuse

Mais au même titre, je dois citer Ernest Pepin, mon père littéraire qui est le plus grand romancier antillais de tous les temps.  Si vous prenez le temps de lire La darse rouge par exemple, vous verrez de quel talent je parle. J’aimerais beaucoup pouvoir étudier son art pour un jour tenter le défi d’écrire un roman… mais je n’ai pas encore ce talent…

Quels sont tes futurs projets littéraires ? 

Matthieu GAMA : Mes futurs projets ? Oh my God, I’ve got so many ! J’aimerais écrire sur le thème de la femme antillaise à qui on colle une étiquette de poto mitan de la famille sans lui donner l’espace de vivre sa condition de femme, j’aimerais écrire sur le fait que les hommes se sentent rassurés lorsqu’ils vivent auprès d’une femme ronde et voluptueuse, j’aimerais publier un nouvel essai sur les sociétés amérindiennes premières des Antilles. Pour faire tout ca, je t’annonce en exclu mondiale que j’ai créé ma propre maison d’édition : les éditions Kalinas. C’est un nouveau défi personnel, professionnel et entrepreneurial mais j’en ai besoin pour rester en alerte intellectuellement !

Où peut-on trouver ton essai ? 

Matthieu GAMA : Mon essai est publié à compte d’auteur : j’ai tout financé moi-même parce que j’avais besoin de faire cette démarche d’accomplissement personnel et d’affirmation de soi. Ça a été compliqué par moments mais désormais j’ai une maîtrise du processus de création littéraire de la plume jusqu’au lecteur/lectrice. J’ai fait des choix forts en terme de stratégie : j’ai d’abord choisi de mettre mon livre à disposition du lectorat que mon essai intéresse au principal, les populations antillaises et guyanaises qui ont subi la colonisation française. Il est donc dans toutes les bonnes librairies de Guadeloupe et de Martinique mais aussi à Matoury. Il est également à Paris à la Librairie Calypso et bien sûr, je suis un enfant d’internet donc il peut être commandé sur Apple Books en ebook, et sur Amazon au format papier et en ebook.

J’aimerais finir cette interview en exprimant ma gratitude à toutes les personnes qui m’ont consacré de leur temps en me lisant, et en particulier à toi Kelly, qui fait un job formidable pour donner goût à d’autres de lire. Pour écrire, il faut d’abord aimer lire et pour ce que tu partages tous les jours sur tes réseaux, tu as toute ma reconnaissance. #gratitude #lejouroulesantillesferontpeuple

Merci à l’auteur pour ses réponses ! J’espère que cette petite interview vous aura donné envie de découvrir son oeuvre. Continuons à soutenir la création et le talent de nos artistes antillais !

Littérature caribéenne

Histoire de la femme cannibale, Maryse Condé

Les femmes noires c’est un monde opaque, impénétrable, l’inconnu, le mystère. L’envers de la lune.

page 32

Informations générales

  • Année de parution : 2005
  • Genre : Roman
  • Nombre de pages : 352

Résumé

Rosélie est une guadeloupéenne exilée en Afrique du Sud qui tente de se reconstruire après le meurtre de son mari, Stephen. Incomprise, déracinée et abandonnée par les hommes qu’elle a aimés, elle va pourtant devoir apprendre à s’accepter et à s’affirmer. 

Le roman suit le fil des souvenirs de cette femme aux émotions complexes. Si elle a parcouru le monde, Rosélie reste une femme en exil vivant dans l’ombre de ceux qui ont partagé sa vie. Son histoire avec Stephen, faite de voyages, de dîners mondains et autres festivités avait tout l’air d’un conte de fée mais la réalité est tout autre.  

L’histoire de Rosélie se croise avec celles d’autres femmes toutes abandonnées par des hommes. On y suit, entre autre, le destin tragique de la mère de Rosélie ainsi que celle d’une femme accusée d’avoir tué son mari et surnommée la femme cannibale. Loin des personnages tout lisses, les femmes de ce récit sont complexes et profondes. Si le récit est sombre, il n’en est pas moins plein d’espoir.

Avis et analyse 

Une femme complexe

Ce récit, comme la plupart des ouvrages de Maryse Condé, est extrêmement riche. Les souvenirs de Rosélie s’entremêlent à la narration et le destin de plusieurs femmes s’entrecroisent, entraînant le lecteur dans un véritable tourbillon d’émotions. 

« Les romanciers ont peur d’inventer l’invraisemblable, c’est-à-dire le réel. » 

page 27

L’héroïne est une femme complexe, difficile à comprendre même pour le lecteur qui lit ce roman à travers ses pensées les plus profondes. Est-ce une femme égoïste qui a tourné le dos à sa famille pour suivre des hommes à travers le monde ? Une femme n’ayant aucune reconnaissance pour un mari qui a tout fait pour l’aider à percer en tant qu’artiste-peintre ? Une femme n’ayant aucun sens de la morale  ? Une tueuse ou une veuve éplorée ? Une sorcière ou une guérisseuse ?  Une femme faible ou une femme forte ? 

« Certains êtres ne sont pas bénis par la bonne chance. A leur naissance, des comètes furieuses zigzaguaient à travers le ciel, s’y cognaient, s’y bousculaient, s’y chevauchaient. Conséquence, ce désordre cosmique a influencé leur destinée et, dans leur vie, tout va de travers. » 

page 17

Ce sont toutes ces questions que le lecteur est amené à se poser au fil des pages. On comprend vite que Rosélie est en réalité complètement perdue. Elle a coupé les liens avec sa mère comme elle a coupé les liens avec son île. 

« Elle aussi disait « rentrer ». Rentrer dans son l’île comme dans le ventre de sa mère. Le malheur est qu’une fois expulsé on ne peut plus y entrer. Retourner s’y blottir. Personne n’a jamais vu un nouveau-né qui se refait foetus. Le cordon ombilical est coupé. Le placenta est enterré. On doit marcher crochu marcher quand même jusqu’au bout de l’existence. » 

page 273

Elle ne sait pas qui elle est et s’accroche aux hommes qu’elle rencontre pour vivre à travers eux. 

« Chez moi ? Si seulement je savais où c’est. Oui, le hasard m’a fait naître à la Guadeloupe. Mais, dans ma famille, personne ne veut de moi. A part cela, j’ai vécu en France. Un homme m’a emmenée puis larguée en Afrique. De là, un autre homme m’a emmenée aux Etats-Unis, puis ramenée en Afrique pour m’y larguer à présent, lui aussi, au Cap. Ah, j’oubliais, j’ai aussi vécu au Japon. Cela fait une belle charade, pas vrai ? Non, mon seul pays c’est Stephen. Là où il est, je reste. » 

page 43

Elle pensait trouver du réconfort auprès de Stephen et s’est raccrochée à lui, quitte à vivre dans son ombre. 

« Après les dérives en eaux troubles, les plongeons, les semi-noyades terrifiées de ses journées, la nuit, il lui plaisait de retrouver à la même place le ponton ferme et réconfortant du corps de Stephen. » 

page 122

Ce manque de confiance en elle ne s’exprime pas uniquement au sein de ses relations amoureuses. Incomprise par sa propre famille, elle l’est aussi des autres noirs et c’est là toute la complexité du roman. Ainsi, lorsque Rosélie pense aux afro-américaines c’est pour à nouveau se sentir diminuée, insuffisante, inexistante.

« Elle gratifiait cette inconnue des traits des Africaines-Américaines qu’elle avait côtoyées, frissonnant à leur souvenir et s’apercevant qu’elles l’avaient mieux que quiconque convaincue de ses manques en la mesurant subtilement à une aune pour elle impossible à atteindre : celle des matrones, poto-mitan, des civilisations de la diaspora. Qu’avait-elle accompli, elle, dont puisse se glorifier la Race ? » 

pages 144-145

Vous pouvez retrouver une définition de la femme photo-mitan dans mon article sur La rue Cases-Nègres de Joseph Zobel.

Si Rosélie est une femme difficile à cerner, elle n’en est pas moins tout à fait consciente du racisme qu’elle subit. 

Une histoire d’amour ou de racisme ? 

Rosélie a du mal à faire le deuil de Stephen car elle s’accrochait à lui dans un monde qui lui est hostile. En effet, qu’importe le pays dans lequel elle vit, elle est toujours confrontée au racisme. C’est bien la seule chose sur laquelle elle n’a aucun doute. Même si Stephen a sans cesse minimisé les atteintes qu’elle a subit, elle n’a jamais été dupe à ce sujet. 

« Venons en au racisme. Je pourrais écrire des tomes là-dessus. Si le racisme est plus mortel que le sida, il est aussi plus répandu, plus quotidien que les grippes en hiver. » 

pages 43-44

Stephen étant un homme blanc, elle est également confrontée aux difficultés relatives aux couples mixtes. 

« Non, en vérité, aucune société n’est prête à accepter la liberté de l’amour. » 

page 75

D’abord, le couple mixte n’est pas toujours bien vu par certaines personnes noires qui y voient une  véritable trahison. 

« Désormais, Alice et Andy considérèrent Rosélie avec un sombre apitoiement et ne lui adressèrent plus la parole. Il ne fallait pas plaindre une soeur qui restait avec ce Caucasien de l’espèce la plus dangereuse. Masochisme ? Non ! Elle était l’illustration du complexe de lactification à la Mayotte Capécia, si magnifiquement dénoncé par Fanon, encore lui ! « Elle ne réclame rien, n’exige rien sinon un peu de blancheur dans sa vie. » » 

page 221 

Cette réaction d’Andy et Alice fait suite à des propos très limites tenus par Stephen mais on y décèle clairement l’amertume face à une femme accusée de rejeter les siens uniquement pour mettre de la blancheur dans sa vie. Beaucoup de personnes qui sont dans un couple mixte ont déjà entendu des remarques plus ou moins semblables. 

Ensuite, le couple mixte scandalise certaines personnes blanches comme la mère de Stephen qui considère que les métis sont « l’abomination des abominations » (page 59). Mais, et c’est surtout ce que pointe Maryse Condé dans cet ouvrage, il y aussi certaines personnes blanches qui sont de véritables fétichistes des personnes noires ou qui se mettent en couple dans l’unique but de provoquer. 

Une scène du livre met en lumière cela et le tourne magnifiquement à l’absurde. Il s’agit d’un dîner mondain dans lequel sont invités Rosélie et Stephen. 

« Toutefois, ce qui frappa Rosélie […] ce fut que le dîner réunit uniquement des couples mixtes, hommes blancs, femmes noires, comme s’ils constituaient une humanité singulière qu’il ne fallait sous aucun prétexte confondre avec l’autre. » 

page 73

Sous l’apparence d’une ode à l’amour et au métissage qui serait le symbole d’un monde dans lequel la tolérance règnerait, il y a en réalité ici un fond de racisme associé à un soupçon de fétichisme. 

« Tous se regardaient avec gêne. N’était-ce pas précisément contre ces clichés qu’ils luttaient ? L’amour d’un Blanc pour une Noire n’est pas simple quête d’exotisme ou désir exacerbé de jouissance ! Ah ! Remplacer les mots d’érection, blow-job, orgasme, par ceux de tendresse, de communication et de respect ! » 

page 79 

Encore une fois, le récit va plus loin, car le personnage de Stephen est bien plus complexe que cela. Il aime briller et être au centre de l’attention. Avoir une femme noire est pour lui l’occasion de choquer et de se différencier de ses semblables. Rosélie en est consciente et voit clairement le plaisir qu’il éprouve à chaque fois qu’il la présente à des inconnus. 

« Chaque fois, c’était la même chose ! Elle l’accusait de jouer au prestidigitateur tirant de son chapeau un objet funeste et surprenant. Avec ses collègues, ses connaissances, les commerçants du quartier, marchands de journaux, de cigarettes, de fleurs. Contrainte et forcée, elle marmonnait un salut. » 

page 135

Aux souvenirs qu’elle a de Stephen, s’ajoutent les éléments de l’enquête sur sa mort qui vont lui faire prendre conscience que sa vie n’était absolument pas comme elle se l’imaginait. 

« C’est archi-connu : chacun de nous tue ce qu’il aime. 

The coward does it with a kiss

The brave does it with a sword. »  

pages 297-298

En réalité, les révélations auxquelles elle va être confrontées n’en sont pas entièrement mais elle avait choisi de vivre dans l’ignorance de la vérité. 

« Simplement, elle avait choisi d’ignorer l’évidence. Heureux ceux qui ont des yeux pour ne rien voir. Sa zyé pa ka vwé, kyè pa ka fè mal, dit le proverbe guadeloupéen. Elle avait refusé de payer le prix terrible de sa lucidité. » 

pages 309-310

Une ode à l’émancipation 

Rosélie prend conscience progressivement qu’elle a vécu dans l’ombre de son mari pendant de nombreuses années. 

« En fin de compte, Stephen avait-il été vraiment son bienfaiteur ? Partager ses jours, vivre dans son ombrage lui avait peut-être causé un dommage considérable, lui interdisant de devenir adulte. » 

page 149 

Sa peur de l’abandon l’a empêchée d’être elle-même. La thématique de l’abandon a une place centrale dans le récit et concerne plusieurs personnages féminins du roman. 

« J’ai l’impression d’avoir passé mille ans. Je suis un arbre dont les cyclones ont rompu toutes les branches, dont les grands vents ont charroyé toutes les feuilles. Je suis nue, je suis dépouillée. » 

pages 165-166

La puissance du récit réside dans le parallèle qui est fait entre l’histoire de l’héroïne et un fait divers relatant celle d’une femme accusée d’avoir tué son mari. Rosélie va en effet véritablement se reconnaitre en cette femme, ce qui ajoute à la profondeur de l’histoire. 

« Fiéla, tu t’es installée dans mes pensées, mes rêves. Pas gênante pour un sou. Discrète, comme un autre moi-même. Tu te caches derrières mes actions, invisible, pareille à la doublure de soie d’un vêtement. Tu as dû être comme moi, une enfant solitaire, une adolescente taciturne. Ta tante qui t’a recueillie te disait une ingrate. Tu n’avais pas d’amies. Tu ne retenais pas l’attention. Les garçons passaient sur toi sans te regarder, sans s’occuper de ce que tu brûlais d’envie de leur offrir. » 

page 106

Toute cette complexité s’exprime dans les peintures de Rosélie, qui sont à la fois sombres et passionnées. 

« Les seules créations valables sont celles de l’imaginaire. » 

page 63

Finalement, c’est à travers la peinture qu’elle réussit à s’exprimer véritablement et que le lecteur peut comprendre la multitude d’émotions qui l’anime.

« L’art est le seul langage qui se partage à la surface de la Terre sans distinction de nationalité ni de race, ces deux fléaux qui interdisent la communication entre les hommes. » 

page 196

Au final, l’héroïne devra apprendre à avancer et à devenir elle-même qu’importe le poids de son passé.

« Que faire du passé ? Quel cadavre encombrant ! Devons nous l’embaumer et, ainsi idéalisé, l’autoriser à gérer notre destin ? Devons-nous l’enterrer, à la sauvette, comme un malpropre et l’oublier radicalement ? Devons nous le métamorphoser ? » 

page 142 

Ce roman est une ode à la différence, à la bizarrerie et aux dérives de l’esprit mais surtout une ode à l’acceptation de soi et à l’émancipation des femmes. 

L’auteur

Photo tirée du site Internet de RCI, Maryse Condé, lauréate du Nobel alternatif de Littérature

J’ai eu la chance de découvrir les ouvrages de Maryse Condé dès l’école primaire. J’ai toujours été surprise du manque de visibilité de son oeuvre en France alors même que sa renommée est mondiale.  Née en 1937 à Pointe-à-Pitre, ses romans sont célébrés dans le monde entier. Angela Davis a même écrit la préface d’un de ses livres, Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem

Elle est la fondatrice du Centre des études françaises et francophones de l’Université Columbia aux Etats-Unis et reçu le prix spécial de la Francophonie 2013 « pour sa contribution au rayonnement de la Francophonie à travers l’ensemble de ses œuvre ». Parmi les nombreux prix qu’elle a reçu, il y a le prix de la Nouvelle Académie de littérature (The New Academy Prize in Literature), qualifié de « prix Nobel alternatif » par la presse en 2018 . 

Littérature caribéenne

Gouverneur de la rosée, Jacques Roumain

Toutes ces années passées, j’étais comme une souche arrachée, dans le courant de la grand’rivière ; j’ai dérivé dans les pays étrangers ; j’ai vu la misère face à face ; je me suis débattu avec l’existence jusqu’à retrouver le chemin de ma terre et c’est pour toujours.

Page 33

Informations générales

  • Année de parution : 1944
  • Genre : Roman haïtien
  • Nombre de pages : 216

Résumé 

De retour à Haïti après avoir travaillé pendant 15 ans dans les champs de cannes à sucre à Cuba, Manuel retrouve son monde rongé par la misère. La sécheresse a plongé les habitants dans le désespoir et les querelles les a totalement divisés. Irréconciliables, chaque camp avance d’un pas résigné vers une mort lente.

Manuel voit cependant les choses autrement. Il sait que la découverte de l’eau sera la solution à tous les problèmes qui s’abattent sur son village. Entêté et déterminé, il fera tout pour atteindre ses objectifs : réconcilier les habitants et les sortir de la misère. Porté par l’amour qu’il partage avec Annaïse, rien ne semble pouvoir l’arrêter mais la jalousie de certains pourrait bien avoir de terribles conséquences. 

Avis et analyse

Il y a des livres qui nous marquent à jamais et celui-ci en fait indéniablement partie ! Ce livre est un véritable chef d’oeuvre. Ce n’est pas seulement un chef d’œuvre de la littérature haïtienne, c’est un chef d’oeuvre tout court. La Caraïbe a du talent, je ne cesse de le répéter et ce livre en est l’illustration. Pour vous donner envie de découvrir cette petite merveille, je partage donc avec vous les trois choses que j’ai le plus aimées dans ce roman. (J’évite volontairement certains détails pour éviter de spolier ceux qui ne l’ont pas encore lu). 

Un style d’écriture unique  

Vous le savez si vous avez lu mon article sur l’essai Why I’m no longer talking to white people about race, j’accorde une certaine importance aux titres des ouvrages. J’avoue donc avoir été séduite dès le début par le titre « Gouverneur de la rosée », que je trouve très poétique, à l’image d’ailleurs du contenu de cet ouvrage. J’ai en effet découvert l’écriture merveilleuse de l’auteur. Elle coule en nous pour directement nous toucher en plein coeur. Chaque phrase est un nouveau délice. Lentement, on plonge dans ce style d’écriture unique et on se laisse porter par la mélodie des mots de l’auteur. 

« Un arbre, c’est fait pour vivre en paix dans la couleur du jour et l’amitié du soleil, du vent, de la pluie. Ses racines s’enfoncent dans la fermentation grasse de la terre, aspirant les sucs élémentaires, les jus fortifiants. Il semble toujours perdu dans un grand rêve tranquille. L’obscure montée de la sève le fait gémir dans les chaudes après-midi. C’est un rêve vivant qui connait la course des nuages et pressent les orages, parce qu’il est plein de nids d’oiseaux. » 

page 14

Dans certains livres, les descriptions peuvent ennuyer car trop longues ou trop imprécises. Ici c’est tout l’inverse. La description a une place centrale car les paysages haïtiens, les champs, la nature, l’eau et le ciel deviennent des personnages à part entière. 

« Le soleil raclait le dos écorché du morne avec des ongles étincelants ; la terre haletait par sa baraque altérée, et le pays enfourné dans la sécheresse se mettait à chauffer. » 

page 51

Cette humanisation des paysages permet de comprendre l’amour que porte Manuel à son pays.

« Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, comme qui dirait : natif, natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes : c’est une présence, dans le coeur, ineffaçable, comme une fille qu’on aime : on connaît la source de son regard, le fruit de sa bouche, les collines de ses seins, ses mains qui se défendent et se rendent, ses genoux sans mystères, sa force et sa faiblesse, sa voix et son silence. » 

page 23

En plus de cette personnification de la nature haïtienne, un élément a une place centrale dans le récit. Il s’agit de l’eau. En effet, l’auteur utilise un vocabulaire et des images relatifs à cet élément tout au long du récit. Ainsi par exemple, dans l’extrait suivant, la référence à l’eau est utilisée pour décrire les sentiments naissants d’Annaïse pour Manuel. 

« Et je ne suis plus la même, qu’est-ce qui m’arrive, c’est une douceur qui fait presque mal, c’est une chaleur qui brûle comme la glace, je cède, je m’en vais ; ô Maître de l’eau, il n’y a pas de mauvaise magie en toi, mais tu connais toutes les sources, même celle qui dormait dans le secret de la honte, tu l’as réveillée et elle m’emporte, je ne peux résister, adieu, me voici. Tu prendras ma main et je te suivrai, tu prendras mon corps dans tes bras et je te dirai : prends-moi, et je ferai ton plaisir et ta volonté, c’est la destinée. »

page 92

Une histoire d’amour magnifique

L’histoire d’amour entre Manuel et Annaïse est à la fois universelle et unique, comme toutes les histoires d’amour me direz-vous. Tout d’abord, parce que leur amour apparaît comme une évidence, malgré son impossibilité apparente. Manuel est déterminé, il sait ce qu’il veut et Annaïse comprend aussi très vite qu’elle veut être sa femme. Peu importe les obstacles, peu importe la misère, peu importe la guerre qui sépare leur famille, ils s’aiment et n’ont pas peur de faire de grands projets ensemble. C’est dans la misère que naît leur amour et c’est la quête de l’eau qui célèbrera leur union. La volonté de réconcilier leur camp respectif sera le socle de leur couple. 

Ensuite, et c’est un point qui n’est pas négligeable, les deux héros sont noirs. C’est important de le souligner dans un monde où les peaux noires sont rarement mises en valeur. Mes lecteurs issus de la Caraïbe connaissent bien les problématiques liées au colorisme. Lire cette histoire si belle est une véritable ode à l’amour et met en lumière la beauté des hommes et femmes noires.  

Outre cette histoire d’amour digne des Capulet et des Montaigu, l’amour est présent partout dans le récit. Ainsi, la relation qui unit les parents de Manuel est aussi très touchante. Malgré toutes les épreuves traversées, Bienaimé et Délira restent unis par l’amour et le respect qu’ils se portent l’un à l’autre. Il y a aussi de belles histoires d’amitié et une grande entraide entre les habitants.

Même si l’amour a une place centrale dans son oeuvre, Jacques Roumain dépeint également le pire de l’espèce humaine, à savoir la jalousie à travers le personnage de Gervilien, et l’avidité et la corruption à travers Hilarion et sa femme. Je n’en dis pas plus et je vous laisse découvrir à quoi cela mènera.

Des liens puissants avec l’Afrique

Vous le savez, les caribéens sont en partie descendants de divers peuples africains et portent en eux, sans même parfois s’en rendre l’héritage de leurs ancêtres. Cet héritage est célébré par l’auteur qui a jalonné son récit de références à la terre mère. Les habitants rendent ainsi hommage aux « vieux de Guinée » à travers leurs prières et les cérémonies vaudous. 

A l’occasion de ces dernières, le houngan, prêtre vaudou, n’hésite pas à faire appel à diverses divinités afro-haïtiennes comme Papa Loko, Maître Agoué ou encore Papa Legba pour venir en aide aux habitants.

« Moi Legba, je suis le maître de ce carrefour. Je ferai prendre la bonne route à mes enfants créoles. Ils sortiront du chemin de la misère. »

page 61

Cela montre que ces enfants créoles, bien qu’arrachés à leur terre dans un passé lointain, n’ont pas oublié d’où ils venaient. 

« La vie, c’est la vie : tu as beau prendre des chemins de traverse, faire un long détour, la vie c’est un retour continuel. Les morts, dit-on, s’en reviennent en Guinée et même la mort n’est qu’un autre nom pour la vie. » 

page 32

Bien souvent, partout où ils sont, les afro-descendants tentent de survivre mais connaissent la misère et la discrimination. Face à la sècheresse de leurs terres haïtiennes, certains sont tentés de partir. Cependant, Manuel les avertit : certes il y a peut être du travail ailleurs comme à Cuba mais ils ne seront pas libres. Ils seront traités comme des chiens. Au moins, sur leur terre, même si la vie est dure, ils sont véritablement chez eux. 

« Je suis ça : cette terre-là, et je l’ai dans le sang. Regarde ma couleur : on dirait que la terre a déteint sur moi et sur toi aussi. Ce pays est le partage des hommes noirs et toutes les fois qu’on a essayé de nous l’enlever, nous avons sarclé l’injustice à coup de machette. » 

page 70

Cela met en lumière la place particulière d’Haïti dans le monde. Souvent dépeinte comme une terre de misère, il ne faut pas oublier que ce fut la première république noire libre du monde et qu’elle vu naître sur ses terres de nombreux grand(e)s hommes et femmes. C’est pourquoi, à travers le personnage de Manuel, l’auteur en profite pour faire un appel à l’union.  

« Nous ne savons pas encore que nous sommes une force, une seule force : tous les habitants, tous les nègres des plaines et des mornes réunis. Un jour, quand nous aurons compris cette vérité, nous nous lèverons d’un point à l’autre du pays et nous ferons l’assemblée générale des gouverneurs de la rosée, le grand coumbite des travailleurs de la terre pour défricher la misère et planter la vie nouvelle. »

page 71

Je recommande vivement ce livre qui, en plus d’être l’une des plus belles histoires d’amour que j’ai lue, permet de célébrer la force d’Haïti et la capacité de résilience de ses habitants, qui toujours, renaissent de leurs cendres. 

L’auteur

Portrait de Jacques Roumain

Jacques Roumain (1907-1944) est un écrivain et homme politique haïtien. Il étudia à Port-au-Prince, en Belgique, en Suisse, en Allemagne ainsi qu’au Royaume-Uni et en Espagne. 

Plus tard, il fonda La Revue Indigène avec Philippe Thoby-Marcelin, Carl Brouard, Antonio Vieux et Emile Roumer et y publia des poèmes et des nouvelles. 

En plus de ses activités littéraires, il entretenait des liens particuliers avec la politique. En effet, son grand-père, Tancrède Auguste était un ancien président d’Haïti (1912-1913). Opposé à l’occupation américaine d’Haïti, Jacques Roumain fut le fondateur du mouvement ouvrier et communiste haïtien. 

De nos jours, son oeuvre influence encore les cultures haïtienne et africaines. 

Interview

Interview de J.R. Kevin BOYER, auteur du roman « Aurores éternelles »

La lecture est une source inépuisable de connaissance, de savoir et d’imagination. 

J.R.Kevin BOYER

« Aurores éternelles » est le premier roman de J.R. Kevin BOYER. Il nous plonge dans l’histoire d’Haïti sous le régime des tontons macoutes qui font régner l’ordre par la terreur. On suit l’histoire de Jérémy, âgé de 17 ans, qui, malgré ce contexte, vit dans la plus grande insouciance. 

Toutefois, sa petite vie bien tranquille va être bouleversée par l’arrivée de ses nouveaux voisins. A leur contact, Jérémy va vivre un véritable éveil et se rapprocher d’un peu trop près du pouvoir en place. Poussé dans ses retranchements, il va progressivement ouvrir les yeux sur le monde qui l’entoure et sur la souffrance de son peuple. 

C’est un roman qui m’a beaucoup appris sur une partie de l’histoire d’Haïti et qui m’a donné envie d’en apprendre davantage. Au fur et à mesure, l’insouciance du personnage principal laisse place à une véritable tension et le lecteur retient son souffle en se laissant entraîner dans les mésaventures de Jérémy. L’auteur a l’art de jouer avec le suspens.  

Je vous laisse en apprendre davantage sur cet auteur prometteur avec l’interview qui suit ! 

Bonjour, pouvez-vous vous présenter ?

J.R. Kevin BOYER : Pour ceux qui ne me connaissent pas, je m’appelle J. R. Kevin Boyer, je suis un jeune auteur haïtien d’une trentaine d’années. Je vis dans le sud de la France, près de Marseille, depuis un certain temps déjà. Il faut dire que le climat méditerranéen me sied à merveille ! En dehors de la lecture et l’écriture, j’effectue une thèse en sciences juridiques. 

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ?

J.R. Kevin BOYER : Ayant grandi dans une famille de lecteurs, c’est tout naturellement que j’ai commencé à lire également. J’y ai pris goût jusqu’au moment où j’ai été impressionné par le style d’écriture de certains auteurs (Marguerite Duras, Agatha Christie, Romain Gary, Tonino Benacquista, Dany Laferrière, Jacques Roumain). C’est de là, je pense, que vient principalement mon envie d’écrire. Je voulais faire comme eux. 

Quelles sont vos influences littéraires ? Votre auteur ou livre préféré ? 

J.R. Kevin BOYER : J’ai été, très tôt, captivé par les romans policiers, notamment ceux d’Agatha Christie, de Tonino Benacquista et de Stieg Larsson. Par la suite, j’ai diversifié mes lectures et mes centres d’intérêt. Je suis passé des romans à des ouvrages plus intellectuels. C’est la raison pour laquelle, depuis quelques années, je m’intéresse à certains livres de philosophie (par exemple « Les origines du totalitarisme » d’Hannah Arendt), d’économie (par exemple « Le prix de l’inégalité » de Joseph Stiglitz ou « Haïti 1989 une évolution monétaire mouvementée » de Jean-Claude Boyer), et d’histoire (par exemple « Congo, une histoire » de David Van Reybrouck). 

Je n’ai pas d’auteur préféré, en ce qui concerne le second volet de la question, je suis incapable d’effectuer un classement. J’ai plutôt une série d’auteurs que j’affectionne énormément. Cependant, il y a un ouvrage que je souhaiterais mettre en avant. Il s’agit de « Gouverneurs de la rosée » de Jacques Roumain. Ce roman est un incontournable de la littérature haïtienne. 

Pouvez-vous décrire votre roman en trois mots ? 

J.R. Kevin BOYER : Il m’est souvent très difficile de qualifier mon roman. Je pense que je n’ai pas le recul nécessaire pour le décrire en trois mots. Je préfère par conséquent laisser cette tâche aux lecteurs. 

A quel personnage du roman vous identifiez-vous le plus ? 

J.R. Kevin BOYER : Si je devais m’identifier à un personnage de mon roman, je dirais Christine. Sa façon de penser, son caractère et sa passion pour la lecture correspondent d’avantage à ma personnalité. 

Quelle est la symbolique des personnages principaux ? 

J.R. Kevin BOYER : Jérémy, le personnage principal, représente la jeunesse insouciante, celle qui se désintéresse du monde, de l’actualité et de la politique. Sa rencontre avec ses nouveaux voisins va considérablement impacter son quotidien jusque-là paisible. Ainsi, Eva symbolise d’une certaine façon l’éveil corporel, tandis que son époux, Gilles, symbolise l’éveil intellectuel. 

Quel est votre rapport à Haïti et à la culture caribéenne ? 

J.R. Kevin BOYER : Mon rapport à Haïti et à la culture caribéenne est assez fort, puisque je suis Haïtien. C’est la raison pour laquelle l’intrigue du roman se déroule dans mon pays natal. Au-delà de mon île, je me sens profondément caribéen. Nous avons une énorme richesse littéraire, culturelle, culinaire et historique. Malheureusement, je fais souvent le constat que les Antilles sont soit méconnues par beaucoup de personnes soit réduites à certains préjugés. J’essaie par conséquent, à travers mon roman, de m’impliquer dans la diffusion de la culture caribéenne, de raconter à ma façon une partie de son histoire, et d’inciter les lecteurs à découvrir davantage les Antilles. 

Quel message avez-vous envie de faire passer à vos lecteurs ? 

J.R. Kevin BOYER : Le message le plus important, selon moi, est de continuer à lire. La lecture est une source inépuisable de connaissance, de savoir et d’imagination. Je ne saurais qu’encourager ceux qui lisent et ceux qui voudraient s’y lancer. 

Quels sont vos projets littéraires ? 

J.R. Kevin BOYER : Pour l’instant, je n’ai pas d’autres projets littéraires. Je me concentre essentiellement sur la promotion de mon roman. Lorsque l’inspiration reviendra, je me lancerai sans doute dans l’écriture d’un nouveau roman.

Où peut-on trouver votre roman ? 

J.R. Kevin BOYER : « Aurores éternelles » est disponible à la vente sur le site internet de Nofi Store et dans leurs locaux. Il est également possible de le trouver sur le site d’Amazon. Pour ceux qui souhaiteraient avoir une dédicace, je suis joignable par mail et par les réseaux sociaux. 

Je souhaiterais, pour terminer, remercier Kelly pour son retour de lecture, son initiative et son article publié sur son blog littéraire. Je lui en suis reconnaissant. 

Voilà désormais vous en savez plus sur cet auteur talentueux ! Il y a beaucoup de talents au sein de la Caraïbes et je suis heureuse de vous en faire découvrir sur mon blog et sur mon compte Instagram. N’hésitez pas à découvrir son roman !

Littérature caribéenne

Là où les chiens aboient par la queue, Estelle-Sarah Bulle

La nuit n’est pas menteuse comme le jour. C’est la nuit que tu peux lire en toi-même comme dans un livre, et voir les autres comme ils sont vraiment.

Page 29

Informations générales

  • Année de parution : 2018
  • Genre : Roman guadeloupéen
  • Nombre de pages : 283

Résumé 

Une jeune femme en quête de ses racines interroge sa tante Antoine pour en apprendre plus sur l’histoire de sa famille. Cette dernière va lui raconter l’histoire de la famille Ezechiel et celle de la Guadeloupe depuis la fin des années 40. 

Antoine est une femme forte et indépendante qui a toujours pris soin de mener sa vie comme elle l’entendait. Elle impressionne par son allure et par son caractère. Ni sa soeur, Lucinde, ni son frère ne réussiront à la saisir véritablement. Elle a l’art de raconter son île avec un mélange de magie et de mystère. 

Sa nièce, tiraillée par son identité métisse, découvrira, grâce à elle, l’histoire de son île et des membres de sa famille, de leur enfance dans les campagnes de Morne-Galant au grand départ vers la Métropole. 

Avis et analyse

Ce premier roman d’Estelle-Sarah Bulle est une très belle découverte. Sous sa plume, j’ai redécouvert mon île à travers l’histoire de la famille Ezéchiel. 

Cette histoire commence avec la rencontre d’Hilaire et d’Eulalie que tout oppose. D’un côté, Hilaire est un homme noir mystérieux, craint pour son courage et son côté bagarreur. De l’autre, Eulalie est une femme blanche appartenant à une famille vivant en ermite arrivée de Bretagne il y a plusieurs siècles.    

Malgré l’opposition de la famille d’Eulalie, Hilaire la ramena à Morne-Galant et de leur union sont nés trois enfants : Antoine, Lucinde et Petit-Frère, le père de la femme en quête de ses origines. 

Morne-Galant est un lieu imaginé par l’auteure. Il est décrit comme un endroit isolé au fin fond de la campagne guadeloupéenne. « Cé la chyen ka japé pa ké » (« Là où les chiens aboient par la queue ») est l’expression créole utilisée pour désigner des trous perdus, des endroits tellement éloignés de la civilisation que même les chiens auraient des attributs étranges. 

Les souvenirs croisés des trois enfants d’Hilaire et d’Eulalie rythment le récit. Le plus jeune, surnommé Petit-Frère, fut longtemps tiraillé par le souvenir de sa mère. Cette quête le mènera à rencontrer sa famille blanche et à se confronter à un milieu hostile. Cependant, sa soif de connaissances, de livres et de rencontres le poussera à quitter son île.

Lucinde, quant à elle, semble prise au piège entre ses deux origines. Si, bien souvent, elle reniera son côté noir pour toujours plus se rapprocher de son côté blanc, elle est en réalité totalement perdue comme bien des descendants d’esclaves, arrachés à leur terre d’origine et assimilés à un peuple français dont la Terre semble encore plus lointaine. 

« Lucinde, elle a deux femmes en bagarre dans sa tête : une Négresse craintive qui pleure misère, et une aristocrate blanche qui méprise les Nègres. » 

page 277

La plus intrigante est Antoine, une femme libre et sauvage, un brin mystique, belle et atypique à la fois. C’est elle qui relie le passé au présent et la Guadeloupe à Paris. 

Le fait que l’histoire soit racontée à travers différents points de vue est une véritable richesse et permet de présenter les problématiques sous différents angles. Les souvenirs s’entremêlent et dressent le portrait d’une société unique en son genre. 

La quête des origines  

La recherche de ses origines et de ses racines occupe une place centrale dans le roman. Si le métissage est de plus en plus valorisé dans nos sociétés, il est aussi source de questionnements et de tiraillements identitaires. 

« Métis, c’est un entre-deux qui porte quelque chose de menaçant pour l’identité. » 

page 19

Le métissage est au coeur des sociétés antillaises mais il est parfois difficile de se construire dans un monde que l’on n’a pas choisi. 

« Tu dis que chez les Antillais, il n’y a pas de solidarité. Mais si tu mets dix personnes dans une salle d’attente, tu crois qu’ils vont finir par former une grande et belle famille ? La Guadeloupe, c’est comme une salle d’attente où on a fourré des Nègres qui n’avaient rien à faire ensemble. Ces Nègres ne savent pas trop où se mettre, ils attendent l’arrivée du Blanc ou ils cherchent la sortie. » 

page 12

Beaucoup d’antillais descendants d’esclaves n’ont pas la chance de connaître leurs origines. Ils ont du s’adapter au sein d’un monde qui leur fut pendant bien longtemps hostile et se réinventer en se perdant parfois dans le mythe de leurs prétendus ancêtres gaulois. De même, ceux qui ont quitté leur île pour tenter leur chance en Métropole, obnubilés par le désir de s’intégrer, abordent rarement les souvenirs de leur vie passée.

« Conserver est un réflexe de gens bien nés, soucieux de transmettre, de génération en génération, la trace lumineuse de leur lignée. Je n’avais pas cela. Nul document à l’abri dans la pierre épaisse d’une maison familiale. Nulle trace d’ancêtres, trop occupés à survivre. Mais je possédais un registre d’expériences, de gestes, de mots qui me nourrissaient de manière souterraine » 

page 176

Cette quête des origines est l’occasion de présenter la société guadeloupéenne et son lien avec la France.

Les liens avec la Métropole 

Longtemps ignoré par la France, le passé esclavagiste pèse cependant de tout son poids sur la société antillaise. Cela n’a cependant pas empêché les antillais de contribuer héroïquement à l’histoire de France. 

Ainsi, pendant la Seconde Guerre Mondiale, la Guadeloupe subissait elle-aussi le Régime de Vichy sous le joug du Gouverneur Sorin. 

« Pendant trois ans, les Guadeloupéens s’étaient battus seuls contre les Français racistes de Vichy qui, avec l’appui des békés, tenaient les îles françaises sous leur botte et violaient les libertés comme ils n’osaient pas le faire en France dans la zone libre. On se souvenait encore de Napoléon qui avait rétabli l’esclavage. Alors, des femmes et des hommes avaient pris les armes, fait passer les vivres, assuré le lien avec les îles anglaises. » 

page 106

La rébellion des antillais est mise en lumière sous le regard mystique d’Antoine. Toutefois, ces actes héroïques ont été bien vite oubliés par la France. 

« Mais ce que je lui reprochais à de Gaulle, c’est qu’après tout ça, quand il est arrivé sur les Champs-Elysées avec ses chars et ses drapeaux, il n’a pas eu un mot pour notre dissidence. Et quand il a fait son Conseil national de la Résistance, est-ce que tu as vu un seul Nègre consulté la-dedans ? Rien du tout, c’est comme si la traversée en barque par une nuit venteuse, depuis la Guadeloupe jusqu’à la Dominique, sous les feux de la marine vichyste, ça ne valait pas le sabotage d’un train entre Valence et Grenoble. » 

page 106

Malgré ce manque de reconnaissance, des antillais sont à nouveau morts au service de la France lors du conflit algérien. 

« De jeunes Antillais avaient péri sous un autre soleil, à des milliers de kilomètres de l’île, pour une France coloniale où les indigènes étaient traités comme des esclaves. » 

page 220

Après avoir payé un si lourd tribut, certains se sont pris à rêver de l’exil en France, terre de liberté et de tous les possibles. Ils furent séduit par le programme du Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer), qui a organisé la migration en métropole de plus de 70 000 personnes entre sa création en 1963 et 1981. Si on promettait aux Antillais des bons postes et un meilleur cadre de vie, ce fut la désillusion pour beaucoup. 

« Les Antillais persistaient à vouloir s’intégrer au paysage national et même à célébrer avec ferveur les valeurs de la partie, mais nous sentions bien que quelque chose n’était pas en accord avec les promesses de la République » 

page 95

Cette indifférence, ces fausses promesses et le traitement des révoltes ouvrières en mai 1967 sont mis en lumière sous la plume de l’auteure et permettent de comprendre les rapports compliqués avec la Métropole ainsi que les spécificités de la société guadeloupéenne. 

Un portrait de la Guadeloupe à l’état brut

Loin des clichés habituels, l’auteure dresse un portrait à l’état brut de la Guadeloupe : une terre sauvage où il faut batailler pour survivre. Comme elle le rappelle, la Guadeloupe a toujours été une terre de piraterie et cela se ressent dans le mode de vie des habitants. 

« Ton premier million, tu le voles. Je n’ai jamais eu de millions, mais tu vois l’idée ; il n’y a qu’à regarder comment les Blancs se débrouillent chez nous. La Guadeloupe, ça a toujours été une terre de piraterie. Je dis que ceux qui y arrivent sur notre dos sont plus malins que les autres. Oh oui, bien sûr, tu vas me dire qu’ils ont toujours eu la force de leur côté, qu’ils tordent toutes les règles à leur manière. D’accord, mais nous, on doit être malins, parce que si tu ne sais pas être compè lapin, tu ne seras que pauvre bonhomme. » 

pages 136-137

Cette terre a façonné les Antillais et leur a donné une force et une capacité de résilience et d’adaptation dont beaucoup ne sont même pas conscients. 

« Nous, les Antillais, nous avons toujours su nous adapter, pas vrai ? De la case d’esclaves aux HLM, nous savons ce que signifie survivre. Mais de communauté soudée, tu n’en trouveras pas. » 

page 277

Au final, la Guadeloupe est un peu comme Antoine, belle et forte, rebelle et indomptable, unique et sauvage. Je terminerais ici avec ces mots de l’auteure qui parlent au coeur d’une fille des îles en exil à 8000 km de sa terre : 

« Pour moi qui suit née dans la grisaille, l’île constitue un monde de sensations secrètes, inaccessible la plupart du temps. Les moments que je passe là-bas sont des parenthèses sensuelles, où tout prend le relief particulier de la fugacité. Je touche, je goûte, je sens. La plante de mes pieds cuit. Le jour se dérobe sous mes doigts. Je suis assommée par les étoiles. » 

page 175

L’auteur


Estelle-Sarah Bulle est née en 1974 à Créteil d’un père guadeloupéen et d’une mère ayant grandi dans le Nord de la France. Elle a travaillé dans des cabinets de conseil et au sein d’institutions culturelles. Son premier roman fut salué par la critique et lui apporta de nombreux prix tel que le Prix Stanislas du premier roman, le Prix Carbet de la Caraïbes et du Tout-Monde ainsi que le Prix Eugène-Dabit du roman populiste. 

Lectures diverses

Mille petits riens, Jodi Picoult

Peut-être qu’il est possible de haïr quelqu’un autant qu’on l’a aimé. Comme la doublure d’une poche qu’on aurait retournée. En toute logique, l’inverse doit être vrai aussi.

page 632

Informations générales

  • Année de parution : 2016
  • Genre : Roman américain
  • Nombre de pages : 664

Résumé

Ruth est une sage-femme afro-américaine passionnée par son métier qu’elle exerce depuis plus de vingt ans. Son parcours est exemplaire et elle se veut comme un modèle d’intégration au sein de la société américaine. Sa vie va être bouleversée lorsqu’elle va croiser le chemin de Turk et Brittany Bauer, un couple de suprémacistes blancs dont la femme est venue accoucher à l’hôpital où Ruth travaille. En effet, lorsque leur bébé décède à l’hôpital, Ruth va être, pour eux et pour tout un système raciste, la coupable idéale.

Avis et analyse 

Le récit est raconté à trois voix. Le lecteur est invité à suivre l’histoire à travers le point de vue de Ruth, l’infirmière, Turk Bauer, le père du bébé décédé et Kennedy, une avocate qui va tout faire pour aider Ruth. Au début, j’ai eu un peu de mal avec cette idée. Avais-je vraiment envie de lire le point de vue d’un suprémaciste blanc ? De plus, l’auteur Jodi Picoult n’étant pas une personne de couleur, j’avais quelques appréhensions à lire la manière dont elle allait se mettre dans la peau d’une afro-américaine. 

Finalement ce fut une vraie bonne surprise. Le véritable apport de ce roman est la prise de conscience progressive des personnages. C’est très intelligent de la part de l’auteur car cela permet de comprendre les problématiques raciales à travers un chemin évolutif. 

Ainsi, au début, Ruth me semblait peu concernée par ces questions et obnubilée par sa volonté d’intégration, au contraire de sa soeur Adissa qui représente l’afro-américaine révoltée et engagée. 

Alors que cette dernière vit dans un quartier pauvre avec ses nombreux enfants et est constante lutte contre le système établi, Ruth, est quant à elle obsédée par l’idée de « s’intégrer ». Pour cela, elle a fait le choix d’habiter un quartier résidentiel bourgeois, a obtenu son diplôme dans l’une des meilleures universités américaines et pousse sans cesse son fils à gravir les échelons universitaires. 

A de nombreuses reprises, Ruth ferme les yeux sur des attitudes offensantes que peuvent avoir ses collègues blancs et préfère leur trouver des excuses. De même, elle a parfois tendance à oublier ses origines. Ainsi, alors que sa mère lui avait dit de ne jamais oublier d’où elle venait, elle s’interroge : 

« Et comme elle n’avait cessé de me pousser hors du nid depuis que j’étais toute petite, pourquoi me demandait-elle à présent d’emporter avec moi les brindilles de ce nid ? Ne pouvais-je voler plus haut sans elles ? » 

page 249

Ce n’est pas un reniement total de ses origines car Ruth a bien conscience de tous les sacrifices que sa mère a fait pour qu’elle puisse s’élever. 

Si sa volonté de s’intégrer à tout prix sans jamais se révolter m’a quelques fois agacée, j’ai réalisé qu’elle menait en réalité une véritable lutte silencieuse. 

Le combat qu’elle mène ira à son paroxysme lorsqu’elle sera accusée à tort de la mort du bébé des Bauer. Mais toute la colère qui était en elle risque bien d’exploser à un moment crucial de l’histoire. 

Ils m’ont attaché les poignets, juste comme ça, comme si ce geste ne réveillait pas deux siècles d’histoire qui se sont aussitôt répandus dans mes veines avec la charge d’une décharge électrique. Sans penser un instant que je ressentirais ce qu’ont ressenti mon arrière-arrière-grand-mère et sa mère, debout sur l’estrade pendant la vente aux enchères des esclaves. Ils m’ont menottée sous les yeux de mon fils, mon fils à qui je répète depuis le jour de sa naissance qu’il est bien plus qu’une couleur de peau.” 

page 244

Kennedy quant à elle est l’archétype de la femme blanche ayant l’envie de sauver le monde. J’ai beaucoup aimé ce personnage, malgré son léger white savior complex (le complexe du sauveur blanc). Pétrie de bonnes intentions, elle refuse pourtant d’ouvrir les yeux sur la question raciale.

«  – Personnellement, je me fiche de ces histoires de couleur, déclare-t-elle. Je veux dire : la seule race qui importe c’est la race humaine, non ? 

C’est facile de prétendre qu’on est tous dans le même bateau quand la police n’a pas débarqué chez vous en pleine nuit. Mais je sais que, quand les Blancs racontent ces trucs-là, c’est parce qu’ils croient dur comme fer que c’est bien de les dire et pas une seconde ils ne se rendent compte de la nonchalance de leurs propos. » 

page 289

Elle finira cependant par comprendre la situation de ses concitoyens de couleur. A travers le personnage de Kennedy, c’est la prise de conscience de l’auteur elle-même qui transparaît. 

« – Je sais ce que vous pensez en ce moment : Je ne suis pas raciste, moi. C’est clair, nous avons eu un exemple vivant de ce qu’est le vrai racisme, incarné ici par Turk Bauer. Je doute que vous soyez nombreux, mesdames et messieurs les jurés, à croire, comme Turk, que vos enfants sont des guerriers de la race et que les Noirs sont des êtres tellement inférieurs qu’ils ne devraient pas même avoir le droit de toucher un bébé blanc. Pourtant, même si nous décidions d’envoyer tous les néonazis de cette planète sur Mars, le racisme existerait encore. Parce qu’en réalité le racisme ne se résume pas à la haine. Nous avons tous des préjugés, même si nous n’en sommes pas conscients. Ce qu’il faut savoir, c’est que le racisme est également lié à l’identité des personnes qui détiennent le pouvoir… Et qui y ont accès. Voyez-vous, lorsque j’ai commencé à travailler sur cette affaire, je ne me considérais pas comme quelqu’un de raciste. A présent, je sais que je le suis. Pas parce que je hais les personnes qui ne sont pas de la même race que moi, non, mais parce que – intentionnellement ou inconsciemment – j’ai profité de la couleur de ma peau, de la même manière que Ruth Jefferson a subi un grave revers à cause de la sienne. »

page 613

C’est pour ce genre de plaidoirie pleine de justesse et de vérité que j’aime beaucoup ce personnage. Mais Kennedy est aussi très drôle et de nombreuses situations avec sa fille, son mari et sa mère sont très cocasses. Ainsi, les parties du livre racontées du point de vue de Kennedy sont les bienvenues pour détendre l’atmosphère d’une lecture qui met en lumière autant d’injustices.   

Enfin, Turk est absolument insupportable. Toutefois, son récit est intéressant car il permet de mieux comprendre les rouages des organisations suprémacistes. On y découvre leur méthode de recrutement et leur façon de semer la terreur. On apprend surtout que bien souvent il s’agit de personnes extrêmement mal dans leur peau qui font souffrir pour oublier leur souffrance. 

« Je savais ce que ça faisait de faire souffrir, juste pendant quelques instants, au lien de souffrir soi-même » 

page 233 

Je ne vais pas gâcher votre plaisir en dévoilant l’évolution de Turk Bauer et je laisse à chacun l’opportunité de découvrir sa destinée à la fin du roman ainsi que les rebondissements rencontrés par sa famille. 

Ce récit à trois voix permet de comprendre véritablement les problèmes rencontrés par les personnes de couleur aux Etats-Unis et le poids du passé du pays sur ces citoyens. Cette situation est loin d’être un cas isolé et ce genre de problématiques se retrouvent également en France. C’est pourquoi j’espère que cette lecture permettra aux lecteurs d’ouvrir les yeux et de prendre réellement conscience des injustices subies par leurs concitoyens.

L’auteur

Jodi Picoult est une auteure américaine bien connue. Elle avoue avoir mis du temps à écrire ce roman en raison de la difficulté d’aborder la question raciale lorsqu’on n’est pas soi-même victime de discrimination. Finalement, elle aura trouvé le meilleur moyen de le faire avec ce roman et comme elle l’écrit elle-même dans sa postface : 

« Je voulais écrire cette histoire à l’attention de ma propre communauté – les Blancs – qui, si elle sait très bien montrer du doigt un skinhead néonazi en le traitant de raciste, éprouve davantage de difficultés à discerner les pensées racistes qu’elle porte en elle. »