Littérature africaine

Lecture croisée sur l’émancipation de la femme africaine

La condition de la femme est par conséquent le noeud de toute la question humaine, ici, là-bas, partout. Elle a donc un caractère universel.

Page 27 – L’émancipation des femmes et la lutte de libération de l’Afrique, Thomas Sankara

Résumé

Les impatientes

Au Cameroun, il existe des cultures où les femmes n’ont droit à rien et ont pour seul destin leur mariage. On leur répète sans cesse d’être patientes et de tout supporter en silence. Le récit présente le destin croisé de trois femmes qui n’en peuvent plus d’être patientes. Mariées de force, violées, humiliées, elles sont contraintes de tout accepter… mais jusqu’à quand ? Ramla, Safira et Hindou sont le reflet de la condition féminine au Sahel. A travers leurs histoires, l’actrice dénonce l’ensemble des violences faites aux femmes, ce qui donne au récit une portée universelle. 

L’émancipation des femmes et la lutte de libération de l’Afrique 

Lors d’un rassemblement de plusieurs milliers de femmes à Ouagadougou, le 8 mars 1987, Thomas Sankara livra un discours puissant dans lequel il appela à la fin de l’oppression des femmes. Il expose les origines de cette oppression et explique à quel point cela pose problème non seulement au Burkina Faso mais aussi dans le monde entier. Il développe une compréhension marxiste de la société humaine et met la libération de la femme au service de la Révolution. 

Analyse

Le féminisme est souvent considéré comme une valeur occidentale et est parfois présenté en opposition à certaines traditions africaines. Pourtant, que ce soit en Occident ou en Afrique, force est de constater que le patriarcat est le schéma dominant (bien qu’il existe des sociétés matriarcales sur le continent africain). Ainsi, il serait faux de croire que la lutte féministe est une lutte occidentale. Cette lutte existe aussi en Afrique et ces deux livres en sont le parfait exemple. 

La critique des sociétés patriarcale

La vidéo montrant un pasteur africain affirmer avec fougue que « La place de la femme c’est la cuisine » a fait le tour du monde. Si cette vidéo a pu nous faire rire (jaune), elle ne doit pas nous faire oublier que c’est une réalité pour certaines femmes sur le continent (et dans de nombreuses régions du monde). 

La patriarcat peut se définir grossièrement comme une société dominée par les hommes et fondée sur l’autorité prépondérante du père. Pour autant, il n’est pas pertinent de comparer le patriarcat qui s’exerce en Occident à celui qui s’exerce en Afrique ou encore en Asie ou en Amérique. Chaque culture a ses propres spécificités et la comparaison peut vite atteindre ses limites. 

On peut cependant soulever le fait que les premières victimes de ces systèmes sont les femmes. Elles sont bien souvent placées à un rang inférieur et mènent une vie jalonnée d’épreuves. 

Dans le livre Les impatientes, Djaïli Amadou Amal dénonce le poids du mariage ainsi que la polygamie et les mariages forcés. Dans la société qu’elle décrit, les filles sont élevées dès le plus jeune âge dans le seul objectif d’être mariées.

« Nous ne sommes ni les premières ni les dernières filles que mon père et mes oncles marieront. Au contraire, ils sont plutôt contents d’avoir accompli sans faille leur devoir. » 

page 21 – Les impatientes

Dans certaines cultures, le mariage apparaît comme un véritable instrument de domination. Après la domination du père, les femmes subissent la domination de leur époux. 

« Les conseils d’usage qu’un père donne à sa fille au moment du mariage, et par ricochet, à toutes les femmes présentes, on les connaissait déjà par coeur. Ils ne se résumaient qu’à une seule et unique recommandation : soyez soumises ! » 

page 77 – Les impatientes

Les femmes sont muselées, elles n’ont pas le droit à la parole et doivent être totalement soumises. La vie maritale est le destin funeste promis aux jeunes filles, une prison dont elles ne peuvent s’échapper. 

« En catimini, les femmes de la famille me parlaient du mariage comme d’un devoir auquel on ne pouvait échapper. Et si, par malheur, il m’arrivait encore d’évoquer l’amour, elles me traitaient de folle, me disaient que j’étais égoïste et puérile, que je manquais de coeur et n’avais pas la sens de la dignité. » 

page 54 – Les impatientes

Cette condition est également dénoncée par Thomas Sankara. Bien que la situation soit différente au Burkina Faso, les femmes sont pour lui tombées dans le piège du patriarcat. 

« La tendresse protectrice de la femme à l’égard de la famille et du clan devient le piège qui la livre à la domination du mâle. » 

page 29 – L’émancipation des femmes et la lutte de libération de l’Afrique

Ces deux écrits ont pour point commun de dénoncer le poids des coutumes et des traditions qui empêche l’émancipation des femmes.

« La coutume interdit aux filles d’éconduire un prétendant. Même si l’on n’est pas intéressée, on doit quand même éviter de froisser un homme. » 

page 37 – Les impatientes

Bien que les traditions camerounaises et burkinabé soient différentes, les femmes subissent des formes d’oppression que les auteurs dénoncent avec force. 

« Un homme, si opprimé soit-il, trouve un être à opprimer : sa femme. » 

page 34 – L’émancipation des femmes et la lutte de libération de l’Afrique

Je répète que ces ouvrages ne sont pas une description de ce que vive toutes les femmes africaines au sein des 54 pays du continent. Djaïli Amadou Amal décrit la situation des femmes dans certaines communautés peules et de la condition féminine au Sahel et Thomas Sankara adresse son discours aux femmes burkinabé. C’est certes une réalité mais il ne faut pas généraliser à l’ensemble du continent africain. Ce qui est intéressant dans ces ouvrages est de montrer que les idées féministes existent aussi en Afrique.

L’émancipation des femmes nécessaire à la libération du Continent

Djaïli Amadou Amal, décrit parfaitement les conséquences de ces différentes oppressions sur les femmes. 

« Il est difficile, le chemin de vie des femmes ma fille. Ils sont brefs, les moments d’insouciance. Nous n’avons pas de jeunesse. Nous ne connaissons que très peu de joies. Nous ne trouvons le bonheur que là où nous le cultivons. A toi de trouver une solution pour rendre ta vie supportable. Mieux encore, pour rendre ta vie acceptable […] J’ai piétiné mes rêves pour mieux embrasser mes devoirs. » 

page 121 – Les impatientes

Le fait de tout devoir supporter en silence a un impact sur la santé mentale des femmes africaines et fini par les détruire totalement. 

« On confirme que je suis folle. On commence à m’attacher. Il parait que je cherche à fuir. Ce n’est pas vrai. Je cherche juste à respirer. Pourquoi m’empêche-t-on de respirer ? De voir la lumière du soleil ? Pourquoi le prive-t-on d’air ? Je ne suis pas folle. […] Si j’entends des voix ce n’est pas celle du djinn. C’est juste la voix de mon père. La voix de mon époux et celle de mon oncle. La voix de tous les hommes de ma famille. […] Non, je ne suis pas folle. Pourquoi m’empêcher-vous de respirer ? Pourquoi m’empêchez-vous de vivre ? » 

pages 151-152 – Les impatientes

Le livre Les impatientes contient de nombreux passages éprouvants. Sa lecture est difficile et bouleversante. C’est pourtant une lecture nécessaire pour comprendre l’impact des sociétés fondées sur la domination masculine. En le lisant, on ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec les femmes afghanes dont les conditions de vie ont empiré avec le retour des talibans. 

C’est la raison pour laquelle, Thomas Sankara souhaite mettre fin à la société patriarcale et dominatrice de son pays. 

« Aussi le  sort de la femme ne s’améliorera-t-il qu’avec la liquidation du système qui l’exploite. » 

page 30 – L’émancipation des femmes et la lutte de libération de l’Afrique

Balayant toute idée d’infériorité de la femme, Thomas Sankara met en avant sa force. Son discours est une ode à la femme burkinabé et à la femme de manière générale. Entre colère contre des hommes qui ne cessent d’exploiter et de soumettre les femmes et exaltation à la libération, son discours résonne encore aujourd’hui. 

« […] cet être dit faible mais incroyable force inspiratrice des voies qui mènent à l’honneur […] »

page 25 – L’émancipation des femmes et la lutte de libération de l’Afrique

Pour lui, la libération des femmes est étroitement associée à la Révolution. Les femmes sont utiles à la société. Il ne s’agit pas d’êtres fragiles mais de véritables forces. A ce titre, les laisser rayonner est un service rendu à la nation. 

« Car la révolution ne saurait aboutir sans l’émancipation véritable des femmes. » 

page 53 – L’émancipation des femmes et la lutte de libération de l’Afrique

Ainsi, si ces deux livres parlent de la situation des femmes dans des sociétés bien distinctes, il n’en ont pas moins un dimension universel. 

« Cette main de la femme qui a bercé le petit de l’homme, c’est cette main qui bercera le monde entier. » 

page 67 – L’émancipation des femmes et la lutte de libération de l’Afrique

Ces deux livres m’ont permis de prendre conscience qu’il existe une véritable lutte féministe sur le continent africain. Il serait réducteur d’associer cette valeur uniquement au monde occidental. Souvent caricaturée, la femme africaine a de grands enseignements à partager au reste du monde et ses luttes méritent d’être mises en lumière.

Essais

Sorcières, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet

La sorcière surgit au crépuscule, alors que tout semble perdu. Elle est celle qui parvient à trouver des réserves d’espoir au coeur du désespoir.

Page 30

Informations générales

  • Année de parution : 2018 
  • Genre : Essai féministe
  • Nombre de pages : 231

Analyse

Mona Chollet nous raconte l’histoire des chasses aux sorcières et analyse leur impact sur la place de la femme dans nos sociétés actuelles. Elle démontre que les chasses aux sorcières furent en réalité une chasse aux femmes libres et indépendantes et nous fait prendre conscience des conséquences de ces sombres épisodes sur notre perception de la femme. 

En achetant ce livre, je ne m’attendais pas à une telle remise en question. Je me suis rendue compte que j’avais encore beaucoup à apprendre sur le féminisme et que nombre de mes pensées étaient orientées par une conception de la femme façonnée par la société. 

Fascinée depuis petite par l’image de la sorcière, j’ai longtemps été persuadée que ma grand mère en était une (je reste persuadée de l’avoir vu s’envoler sur son aspirateur, ne me demandez pas pourquoi) et ceux qui lisent ce blog savent que je suis une grande fan de la saga Harry Potter. C’est donc tout naturellement que j’avais hâte de lire cet essai. 

Je souhaitais en effet en apprendre davantage sur la figure historique de la sorcière mais je ne m’attendais pas à ce que ce livre m’apporte autant. 

Une chasse aux femmes libres et indépendantes 

On a tous plus ou moins entendu parler des chasses aux sorcières. De Jeanne d’arc aux sorcières de Salem, de nombreuses femmes connurent les flammes du bûcher. Ce que l’on sait moins, c’est l’ampleur de ces chasses et le climat de terreur qui régnait sur les femmes à cette époque. 

« Plus largement, cependant, toute tête féminine qui dépassait pouvait susciter des vocations de chasseurs de sorcières. Répondre à un voisin, parler haut, avoir un fort caractère ou une sexualité un peu trop libre, être une gêneuse d’une quelconque manière suffisait à vous mettre en danger. »

page 17 

Pendant plusieurs siècles on a accusé les femmes d’être porteuses du mal. Toute absence de soumission de leur part pouvait entraîner la mort. Je pensais que ces chasses dataient du Moyen Âge alors que la plupart des grandes chasses se sont déroulées à la Renaissance et qu’il y eut des exécutions jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. 

« La mise en scène publique des supplices, puissant instrument de terreur et de discipline collective, leur intimait de se montrer discrètes, dociles, soumises, de ne pas faire de vagues. En outre, elles ont du acquérir d’une manière ou d’une autre la conviction qu’elles incarnaient le mal ; elles ont dû se persuader de leur culpabilité et de leur noirceur fondamentales. » 

page 23 

Cette volonté d’écraser, d’asservir et de bâillonner les femmes a encore des conséquences de nos jours. 

« En anéantissant parfois des familles entières, en faisant régner la terreur, en réprimant sans pitié certains comportements et certaines pratiques considérées comme intolérables, les chasses aux sorcières ont contribué à façonner le monde qui est le nôtre. Si elles n’avaient pas eu lieu, nous vivrons probablement dans des sociétés très différentes. » 

page 13

Les conséquences sur notre vision actuelle de la femme 

Même si de nos jours, on ne brûle plus les femmes sur des bûchers (ce qui n’empêche pas les féminicides, violences sexuelles, violences physiques et morales, discriminations et autres amabilités), la figure de la sorcière reste omniprésente. 

« Une femme sûre d’elle, qui affirme ses opinions, ses désirs et ses refus, passe très vite pour une harpie, une mégère, à la fois aux yeux de son conjoint et aux yeux de son entourage. » 

page 154

Il n’est d’ailleurs pas rare de traiter une femme peu appréciée de « sorcière ». Il est aussi fréquent de  brandir la menace de « la vieille fille à chat » aux femmes célibataires. De même, une femme qui ose exprimer ses opinions haut et fort sera vite affublée du qualificatif d’ « hystérique ». Le spectre de la sorcière, femme folle ayant pour seul compagnie son fidèle chat noir, transparaît clairement derrière ces accusations. 

Ce rejet des sorcières explique que la vieillesse des femmes soit si mal vécue dans nos sociétés. La jeunesse est sans cesse valorisée et l’industrie cosmétique gagne des milliards en vendant des promesses anti-âge, qui ne sont ni plus ni moins que les nouvelles potions magiques promettant une jeunesse éternelle. Jeune, la femme doit se montrer douce et docile, vieille elle est écartée de l’espace public. L’auteure nous interroge : et si la peur des vieilles femmes masquait en réalité une peur des femmes d’expérience ? 

«  Des siècles de haine et d’obscurantisme semblent avoir culminé dans ce déchainement de violence, né d’une peur devant la place grandissante que les femmes occupaient alors dans l’espace social. »

page 20

Mona Chollet dénonce également le contrôle exercé par la société sur le corps de la femme. Si le culte de la jeunesse domine, il n’a pas les mêmes conséquences sur les hommes et les femmes. L’exemple qu’elle cite à propos des cheveux blancs est assez révélateur. En effet, on valorise les hommes aux cheveux dits « poivre et sel » et on a aucun mal à les considérer comme séduisants. En revanche, une femme portant des cheveux blancs sera considérée comme négligée et sera fortement incitée à les teindre.  

Cela m’a rappelé les diverses injonctions sur les tenues vestimentaires des femmes. Trop couvertes, elles sont des femmes soumises qui font du prosélytisme ou des femmes coincées qui ne savent pas se mettre en valeur. Pas assez couvertes, elles sont sommées de porter une « tenue républicaine ». Seins nus sur la plage, elles portent atteinte à la pudeur. Couvertes d’un burkini, elles portent atteinte à la laïcité. Je n’ai jamais entendu pareilles injonctions concernant la tenue des hommes. Pourquoi la société est-elle si obsédée par le contrôle des femmes jusqu’à contrôler leur manière de s’habiller ?

Un autre aspect du contrôle du corps des femmes s’illustre tristement par les diverses violences gynécologiques qui sont longuement abordées par l’auteure. Enfin, il y a aussi une réflexion intéressante sur l’analogie entre le contrôle du corps de la femme avec celui de la nature que je vous laisse découvrir au chapitre 4 intitulé « Mettre ce monde cul par-dessus tête. Guerre à la nature, guerre aux femmes ». 

La réappropriation de l’image de la sorcière

L’auteure se plait à imaginer un monde dans lequel les femmes n’auraient pas été brimées, un monde dans lequel elles auraient pu exprimer tout leur potentiel. 

A titre d’exemple, beaucoup de femmes accusées de sorcellerie étaient en réalité des guérisseuses et de véritables précurseuses en médecine, alors même que, bien souvent, les professions médicales leur étaient interdites. 

« Ce furent les sorcières qui développèrent une compréhension approfondie des os et des muscles, des plantes et des médicaments, alors que les médecins tiraient encore leur diagnostics de l’astrologie. » 

pages 217-218

Evidement, leur travail a été bien souvent approprié par des hommes. Cela m’a fait beaucoup réfléchir car j’ai souvent entendu parler des « grands hommes » et, à part Marie Curie, l’école ne nous parle pas vraiment de l’apport des femmes dans nos sociétés. De même, les noms des rues mettent rarement à l’honneur des femmes. 

« Les associer au Diable signifiait qu’elles avaient outrepassé le domaine auquel elles étaient censées se cantonner, et empiété sur les prérogatives masculines. » 

page 218

Ces tentatives d’empêcher les femmes de s’élever et d’effacer leur rôle dans la société sont maintenant dénoncées. Ainsi, différents mouvements féministes n’hésitent pas à se réapproprier l’image de la sorcière en tant que symbole de la puissance des femmes. 

L’auteur


Photo du site Revue Ballast

Née en 1973, Mona Chollet est une journaliste et actrice suisse. Elle est connue pour ses essais féministes. Elle commença sa carrière en tant que pigiste chez Charlie Hebdo puis quitta le journal après un désaccord avec le directeur de la rédaction. Elle est actuellement cheffe de la rédaction au Monde diplomatique.

Littérature caribéenne

Gouverneur de la rosée, Jacques Roumain

Toutes ces années passées, j’étais comme une souche arrachée, dans le courant de la grand’rivière ; j’ai dérivé dans les pays étrangers ; j’ai vu la misère face à face ; je me suis débattu avec l’existence jusqu’à retrouver le chemin de ma terre et c’est pour toujours.

Page 33

Informations générales

  • Année de parution : 1944
  • Genre : Roman haïtien
  • Nombre de pages : 216

Résumé 

De retour à Haïti après avoir travaillé pendant 15 ans dans les champs de cannes à sucre à Cuba, Manuel retrouve son monde rongé par la misère. La sécheresse a plongé les habitants dans le désespoir et les querelles les a totalement divisés. Irréconciliables, chaque camp avance d’un pas résigné vers une mort lente.

Manuel voit cependant les choses autrement. Il sait que la découverte de l’eau sera la solution à tous les problèmes qui s’abattent sur son village. Entêté et déterminé, il fera tout pour atteindre ses objectifs : réconcilier les habitants et les sortir de la misère. Porté par l’amour qu’il partage avec Annaïse, rien ne semble pouvoir l’arrêter mais la jalousie de certains pourrait bien avoir de terribles conséquences. 

Avis et analyse

Il y a des livres qui nous marquent à jamais et celui-ci en fait indéniablement partie ! Ce livre est un véritable chef d’oeuvre. Ce n’est pas seulement un chef d’œuvre de la littérature haïtienne, c’est un chef d’oeuvre tout court. La Caraïbe a du talent, je ne cesse de le répéter et ce livre en est l’illustration. Pour vous donner envie de découvrir cette petite merveille, je partage donc avec vous les trois choses que j’ai le plus aimées dans ce roman. (J’évite volontairement certains détails pour éviter de spolier ceux qui ne l’ont pas encore lu). 

Un style d’écriture unique  

Vous le savez si vous avez lu mon article sur l’essai Why I’m no longer talking to white people about race, j’accorde une certaine importance aux titres des ouvrages. J’avoue donc avoir été séduite dès le début par le titre « Gouverneur de la rosée », que je trouve très poétique, à l’image d’ailleurs du contenu de cet ouvrage. J’ai en effet découvert l’écriture merveilleuse de l’auteur. Elle coule en nous pour directement nous toucher en plein coeur. Chaque phrase est un nouveau délice. Lentement, on plonge dans ce style d’écriture unique et on se laisse porter par la mélodie des mots de l’auteur. 

« Un arbre, c’est fait pour vivre en paix dans la couleur du jour et l’amitié du soleil, du vent, de la pluie. Ses racines s’enfoncent dans la fermentation grasse de la terre, aspirant les sucs élémentaires, les jus fortifiants. Il semble toujours perdu dans un grand rêve tranquille. L’obscure montée de la sève le fait gémir dans les chaudes après-midi. C’est un rêve vivant qui connait la course des nuages et pressent les orages, parce qu’il est plein de nids d’oiseaux. » 

page 14

Dans certains livres, les descriptions peuvent ennuyer car trop longues ou trop imprécises. Ici c’est tout l’inverse. La description a une place centrale car les paysages haïtiens, les champs, la nature, l’eau et le ciel deviennent des personnages à part entière. 

« Le soleil raclait le dos écorché du morne avec des ongles étincelants ; la terre haletait par sa baraque altérée, et le pays enfourné dans la sécheresse se mettait à chauffer. » 

page 51

Cette humanisation des paysages permet de comprendre l’amour que porte Manuel à son pays.

« Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, comme qui dirait : natif, natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes : c’est une présence, dans le coeur, ineffaçable, comme une fille qu’on aime : on connaît la source de son regard, le fruit de sa bouche, les collines de ses seins, ses mains qui se défendent et se rendent, ses genoux sans mystères, sa force et sa faiblesse, sa voix et son silence. » 

page 23

En plus de cette personnification de la nature haïtienne, un élément a une place centrale dans le récit. Il s’agit de l’eau. En effet, l’auteur utilise un vocabulaire et des images relatifs à cet élément tout au long du récit. Ainsi par exemple, dans l’extrait suivant, la référence à l’eau est utilisée pour décrire les sentiments naissants d’Annaïse pour Manuel. 

« Et je ne suis plus la même, qu’est-ce qui m’arrive, c’est une douceur qui fait presque mal, c’est une chaleur qui brûle comme la glace, je cède, je m’en vais ; ô Maître de l’eau, il n’y a pas de mauvaise magie en toi, mais tu connais toutes les sources, même celle qui dormait dans le secret de la honte, tu l’as réveillée et elle m’emporte, je ne peux résister, adieu, me voici. Tu prendras ma main et je te suivrai, tu prendras mon corps dans tes bras et je te dirai : prends-moi, et je ferai ton plaisir et ta volonté, c’est la destinée. »

page 92

Une histoire d’amour magnifique

L’histoire d’amour entre Manuel et Annaïse est à la fois universelle et unique, comme toutes les histoires d’amour me direz-vous. Tout d’abord, parce que leur amour apparaît comme une évidence, malgré son impossibilité apparente. Manuel est déterminé, il sait ce qu’il veut et Annaïse comprend aussi très vite qu’elle veut être sa femme. Peu importe les obstacles, peu importe la misère, peu importe la guerre qui sépare leur famille, ils s’aiment et n’ont pas peur de faire de grands projets ensemble. C’est dans la misère que naît leur amour et c’est la quête de l’eau qui célèbrera leur union. La volonté de réconcilier leur camp respectif sera le socle de leur couple. 

Ensuite, et c’est un point qui n’est pas négligeable, les deux héros sont noirs. C’est important de le souligner dans un monde où les peaux noires sont rarement mises en valeur. Mes lecteurs issus de la Caraïbe connaissent bien les problématiques liées au colorisme. Lire cette histoire si belle est une véritable ode à l’amour et met en lumière la beauté des hommes et femmes noires.  

Outre cette histoire d’amour digne des Capulet et des Montaigu, l’amour est présent partout dans le récit. Ainsi, la relation qui unit les parents de Manuel est aussi très touchante. Malgré toutes les épreuves traversées, Bienaimé et Délira restent unis par l’amour et le respect qu’ils se portent l’un à l’autre. Il y a aussi de belles histoires d’amitié et une grande entraide entre les habitants.

Même si l’amour a une place centrale dans son oeuvre, Jacques Roumain dépeint également le pire de l’espèce humaine, à savoir la jalousie à travers le personnage de Gervilien, et l’avidité et la corruption à travers Hilarion et sa femme. Je n’en dis pas plus et je vous laisse découvrir à quoi cela mènera.

Des liens puissants avec l’Afrique

Vous le savez, les caribéens sont en partie descendants de divers peuples africains et portent en eux, sans même parfois s’en rendre l’héritage de leurs ancêtres. Cet héritage est célébré par l’auteur qui a jalonné son récit de références à la terre mère. Les habitants rendent ainsi hommage aux « vieux de Guinée » à travers leurs prières et les cérémonies vaudous. 

A l’occasion de ces dernières, le houngan, prêtre vaudou, n’hésite pas à faire appel à diverses divinités afro-haïtiennes comme Papa Loko, Maître Agoué ou encore Papa Legba pour venir en aide aux habitants.

« Moi Legba, je suis le maître de ce carrefour. Je ferai prendre la bonne route à mes enfants créoles. Ils sortiront du chemin de la misère. »

page 61

Cela montre que ces enfants créoles, bien qu’arrachés à leur terre dans un passé lointain, n’ont pas oublié d’où ils venaient. 

« La vie, c’est la vie : tu as beau prendre des chemins de traverse, faire un long détour, la vie c’est un retour continuel. Les morts, dit-on, s’en reviennent en Guinée et même la mort n’est qu’un autre nom pour la vie. » 

page 32

Bien souvent, partout où ils sont, les afro-descendants tentent de survivre mais connaissent la misère et la discrimination. Face à la sècheresse de leurs terres haïtiennes, certains sont tentés de partir. Cependant, Manuel les avertit : certes il y a peut être du travail ailleurs comme à Cuba mais ils ne seront pas libres. Ils seront traités comme des chiens. Au moins, sur leur terre, même si la vie est dure, ils sont véritablement chez eux. 

« Je suis ça : cette terre-là, et je l’ai dans le sang. Regarde ma couleur : on dirait que la terre a déteint sur moi et sur toi aussi. Ce pays est le partage des hommes noirs et toutes les fois qu’on a essayé de nous l’enlever, nous avons sarclé l’injustice à coup de machette. » 

page 70

Cela met en lumière la place particulière d’Haïti dans le monde. Souvent dépeinte comme une terre de misère, il ne faut pas oublier que ce fut la première république noire libre du monde et qu’elle vu naître sur ses terres de nombreux grand(e)s hommes et femmes. C’est pourquoi, à travers le personnage de Manuel, l’auteur en profite pour faire un appel à l’union.  

« Nous ne savons pas encore que nous sommes une force, une seule force : tous les habitants, tous les nègres des plaines et des mornes réunis. Un jour, quand nous aurons compris cette vérité, nous nous lèverons d’un point à l’autre du pays et nous ferons l’assemblée générale des gouverneurs de la rosée, le grand coumbite des travailleurs de la terre pour défricher la misère et planter la vie nouvelle. »

page 71

Je recommande vivement ce livre qui, en plus d’être l’une des plus belles histoires d’amour que j’ai lue, permet de célébrer la force d’Haïti et la capacité de résilience de ses habitants, qui toujours, renaissent de leurs cendres. 

L’auteur

Portrait de Jacques Roumain

Jacques Roumain (1907-1944) est un écrivain et homme politique haïtien. Il étudia à Port-au-Prince, en Belgique, en Suisse, en Allemagne ainsi qu’au Royaume-Uni et en Espagne. 

Plus tard, il fonda La Revue Indigène avec Philippe Thoby-Marcelin, Carl Brouard, Antonio Vieux et Emile Roumer et y publia des poèmes et des nouvelles. 

En plus de ses activités littéraires, il entretenait des liens particuliers avec la politique. En effet, son grand-père, Tancrède Auguste était un ancien président d’Haïti (1912-1913). Opposé à l’occupation américaine d’Haïti, Jacques Roumain fut le fondateur du mouvement ouvrier et communiste haïtien. 

De nos jours, son oeuvre influence encore les cultures haïtienne et africaines. 

Essais

Why I’m no longer talking to white people about race, Reni Eddo-Lodge

Anger is useful. Use it for good. Support those in the struggle, rather than spending too much time pitying yourself. 1

Page 221

Informations générales

  • Année de parution : 2017 – 2018 
  • Genre : Essai anti-raciste 
  • Nombre de pages : 255

Comme je l’ai lu en VO, j’ai traduit librement les citations à la fin de l’article. Elles sont surement mieux formulées dans la version française « Le racisme est un problème de blancs ». 

Analyse

Le contexte

Aujourd’hui, la France, telle une princesse endormie, semble se réveiller brusquement et découvrir l’existence du racisme sur son territoire. 

Pendant longtemps, elle s’est drapée les yeux de son universalisme et pointait du doigt la folie des autres pour se dédouaner. 

Pourtant, le racisme est bien présent dans notre pays. S’il s’exprime de manière différente selon les régions du monde, on ne peut cependant nier son existence. 

Il est vrai qu’à l’école, on apprend très peu de choses sur le sujet ainsi que sur l’histoire du peuple noir. La première fois qu’on entend parler de l’Afrique en classe d’histoire, c’est pour parler de l’esclavage. Bien souvent, cette histoire est présentée très sommairement en insistant sur le fait que les Africains auraient vendus leurs compatriotes en échange de quelques coquillages. Ensuite, vient la leçon sur la Colonisation qui vante les éloges des « bienfaiteurs » européens qui ont construit des routes et des hôpitaux. 

Il est très difficile de déconstruire cette image du Blanc sauveur et du Non-Blanc sauvage qu’il faut civiliser.  Ce sont ces préjugés qui prédominent dans l’inconscient de nos sociétés. C’est pourquoi, la lecture est essentielle pour comprendre ce qu’est réellement le racisme. Ici, la lecture permet non pas de construire mais de déconstruire des préjugés. 

J’ai beau être antillaise et descendante d’esclave, j’ai longtemps imaginé l’Afrique noire comme une vaste terre de misère sans réelle histoire. C’est la lecture de certains ouvrages, comme Nations Nègres et Culture, qui m’a permis d’ouvrir les yeux et c’est l’une des principales raisons pour laquelle je me suis lancée dans l’aventure bookstagram et dans la création d’un blog littéraire. 

Beaucoup de livres permettent de comprendre la problématique du racisme, comme Mille Petits Riens, et aujourd’hui j’ai choisi de vous présenter l’ouvrage de Reni Eddo-Lodge qui aborde la problématique raciale au Royaume-Uni et qui présente des similitudes avec la situation française. 

Un titre qui fait réagir

Vous l’aurez remarqué, le titre du livre en VO est assez provocateur. Je vous avoue que c’est le titre en premier lieu qui m’a intriguée et poussée à découvrir l’oeuvre. Une certaine lassitude ressort de ce titre et inscrit ce livre comme une véritable thérapie pour ceux qui sont fatigués de parler avec des personnes qui refusent de voir le problème.

« I stop talking to white people about race because I don’t think giving up is a sign of weakness. Sometimes it’s about self-preservation. »2

Préface, page 15

Si le titre peut laisser penser à certains qu’ils ne sont plus invités à la discussion, cet essai propose en réalité un véritable dialogue rendu possible par l’abandon de certains préjugés. En effet, ce livre est LA discussion qu’il faut avoir sur le racisme.

La traduction française du titre est « Le racisme est un problème de blancs », ce qui est regrettable car on perd une partie de l’essence du message de l’auteur. C’est pour ce genre de traduction/réécriture que je préfère lire les versions originales quand je le peux.

Ce qu’elle met en lumière c’est le fait qu’il est difficile d’avoir ce genre de discussion avec des personnes blanches car elles peuvent se sentir attaquées, blessées ou mal à l’aise. Les personnes victimes de discrimination se retrouvent donc dans l’incapacité de dénoncer ce qui leur arrive au sein d’une société qui leur rappelle sans cesse qu’elles n’ont pas à se plaindre.

Un système à déconstruire

L’essai retrace l’histoire du Royaume-Uni sous l’angle de ses rapports avec les populations noires, ce qui permet de comprendre les liens complexes actuels. 

Il aborde aussi plusieurs points intéressants comme les relations des noirs avec la police du Royaume-Uni (spoiler alert : oui, il y a des violences policières) ou encore le rôle ambigu du féminisme lorsqu’il s’agit de prendre en compte les problématiques propres aux femmes noires. 

Mais c’est surtout une lecture essentielle pour comprendre le racisme structurel. L’auteur explique qu’il s’agit d’un système pensé uniquement pour les personnes blanches dans lequel les autres trouvent difficilement leur place. 

Ce n’est pas tant une question de préjugés personnels mais plutôt d’un ensemble de préjugés collectivement admis au sein d’une société. C’est ce racisme qui a un impact direct sur les chances de réussite et même de survie des personnes qui en sont victimes.

Cette définition s’applique également en France. Même si les statistiques ethniques ne sont pas officiellement reconnues, on peut aisément voir que les chances de réussite d’un jeune élève noir de banlieue parisienne sont bien moins élevées que celles d’un élève blanc d’un lycée parisien. Et même lorsque cet élève noir intègre une grande école, ses chances de trouver un emploi sont nettement diminuées par rapport à son camarade blanc. Le racisme c’est aussi et surtout une question de comprendre qui détient le pouvoir et qui souhaite le garder. 

« We tell ourselves that racism is about moral values, when instead it is about the survival strategy of systemic power »3

page 64

Reni Eddo-Lodge met ainsi toute une société face à ses contradictions. Pour revenir à la question des statistiques ethniques et des quotas, que l’on se pose actuellement en France, elle s’interroge sur le fait que les quotas soient si facilement acceptés quand il s’agit de dénoncer l’inégalité homme/femme alors qu’ils sont fortement critiqués concernant la lutte contre le racisme. Elle aborde également la thématique du privilège blanc qui fait également beaucoup parler aujourd’hui. 

« White privilege is one of the reasons why I stopped talking to white people about race. Trying to convince stony faces of disbelief has never appealed to me. The idea of white privilege forces white people who aren’t actively racist to confront their own complicity in its continuing existence »4

page 87

Je vous renvoie au livre pour comprendre ce qu’est vraiment le privilège blanc si vous ne savez pas de quoi il s’agit car l’auteur l’explique à merveille. Il ne s’agit pas tant d’avoir une vie aisée à l’abri de toute difficulté. Il s’agit de vivre dans un monde qui est pensé et fait uniquement pour vous. Un monde où vous n’avez pas peur de subir un contrôle au faciès qui peut entraîner des violences policières. Un monde où vous n’avez pas à vous soucier de vous voir refuser un logement ou un emploi en raison de votre nom ou de votre apparence. 

« Who really wants to be alerted to a structural system that benefits them at the expense of others? »5

Préface, page 11 

L’auteure bouscule ceux et celles qui ferment les yeux sur ce système au motif qu’ils ou elles « ne voient pas la couleur des gens ». 

« Not seeing race does little to deconstruct racist structures or materially improve the conditions which people of color are subject to daily. In order to dismantle unjust, racist structures, we must see race. »6  

page 84

Enfin, après avoir dénoncer tout cela, elle incite le lecteur à déconstruire le système actuel afin de créer un monde dans lequel chacun aurait sa place. 

« I don’t want to be included. Instead, I want to question who created the standard in the first place. After a lifetime of embodying difference, I have no desire to be equal. I want to deconstruct the structural power of a system that marked me out as different »7

page 184 

L’auteur


Photo du FESTIVAL METROPOLIS BLEU

Née en 1989 à Londres d’une mère nigériane, Reni Eddo-Lodge est une journaliste et auteure britannique qui écrit sur le féminisme et sur le racisme structurel. Elle écrit notamment pour le New York Times, The Guardian ou encore The Daily Telegraph.

A l’âge de quatre ans, elle demanda à sa mère quand est-ce qu’elle allait devenir blanche, ce qui lui fit réaliser qu’il y avait un problème de représentation dans la société. Avant d’être un livre, Why I’m No Longer Talking to White People About Race était un article qu’elle a publié sur son blog en 2014 et qui est devenu viral. 

Traduction libre

  1. La colère est utile. Utilisez-la pour le bien. Soutenez ceux qui luttent, plutôt que de passer trop de temps à vous apitoyer sur votre sort.
  2. J’ai arrêté de discuter de race avec les Blancs car je ne considère pas l’abandon comme un signe de faiblesse. Parfois, il s’agit de se préserver.
  3. Nous nous disons que le racisme est une question de valeurs morales, alors qu’il s’agit plutôt de la stratégie de survie du pouvoir systémique.
  4. Le privilège blanc est l’une des raisons pour lesquelles j’ai cessé de parler de race avec les Blancs. Essayer de convaincre des visages fermés et incrédules ne m’a jamais plu. L’idée du privilège blanc oblige les Blancs qui ne sont pas activement racistes à affronter leur propre complicité dans l’existence continue du racisme.
  5. Qui voudrait vraiment être averti d’un système structurel qui lui profite au détriment des autres ?
  6. Ne pas voir la race ne contribue guère à déconstruire les structures racistes ou à améliorer matériellement les conditions auxquelles les personnes de couleur sont soumises quotidiennement. Afin de démanteler les structures racistes et injustes, nous devons voir la race.
  7. Je ne veux pas être inclus. Je veux plutôt me demander qui a créé la norme en premier lieu. Après une vie passée à incarner la différence, je n’ai aucun désir d’être égale. Je veux déconstruire le pouvoir structurel d’un système qui m’a marqué comme étant différente.

Littérature caribéenne

Là où les chiens aboient par la queue, Estelle-Sarah Bulle

La nuit n’est pas menteuse comme le jour. C’est la nuit que tu peux lire en toi-même comme dans un livre, et voir les autres comme ils sont vraiment.

Page 29

Informations générales

  • Année de parution : 2018
  • Genre : Roman guadeloupéen
  • Nombre de pages : 283

Résumé 

Une jeune femme en quête de ses racines interroge sa tante Antoine pour en apprendre plus sur l’histoire de sa famille. Cette dernière va lui raconter l’histoire de la famille Ezechiel et celle de la Guadeloupe depuis la fin des années 40. 

Antoine est une femme forte et indépendante qui a toujours pris soin de mener sa vie comme elle l’entendait. Elle impressionne par son allure et par son caractère. Ni sa soeur, Lucinde, ni son frère ne réussiront à la saisir véritablement. Elle a l’art de raconter son île avec un mélange de magie et de mystère. 

Sa nièce, tiraillée par son identité métisse, découvrira, grâce à elle, l’histoire de son île et des membres de sa famille, de leur enfance dans les campagnes de Morne-Galant au grand départ vers la Métropole. 

Avis et analyse

Ce premier roman d’Estelle-Sarah Bulle est une très belle découverte. Sous sa plume, j’ai redécouvert mon île à travers l’histoire de la famille Ezéchiel. 

Cette histoire commence avec la rencontre d’Hilaire et d’Eulalie que tout oppose. D’un côté, Hilaire est un homme noir mystérieux, craint pour son courage et son côté bagarreur. De l’autre, Eulalie est une femme blanche appartenant à une famille vivant en ermite arrivée de Bretagne il y a plusieurs siècles.    

Malgré l’opposition de la famille d’Eulalie, Hilaire la ramena à Morne-Galant et de leur union sont nés trois enfants : Antoine, Lucinde et Petit-Frère, le père de la femme en quête de ses origines. 

Morne-Galant est un lieu imaginé par l’auteure. Il est décrit comme un endroit isolé au fin fond de la campagne guadeloupéenne. « Cé la chyen ka japé pa ké » (« Là où les chiens aboient par la queue ») est l’expression créole utilisée pour désigner des trous perdus, des endroits tellement éloignés de la civilisation que même les chiens auraient des attributs étranges. 

Les souvenirs croisés des trois enfants d’Hilaire et d’Eulalie rythment le récit. Le plus jeune, surnommé Petit-Frère, fut longtemps tiraillé par le souvenir de sa mère. Cette quête le mènera à rencontrer sa famille blanche et à se confronter à un milieu hostile. Cependant, sa soif de connaissances, de livres et de rencontres le poussera à quitter son île.

Lucinde, quant à elle, semble prise au piège entre ses deux origines. Si, bien souvent, elle reniera son côté noir pour toujours plus se rapprocher de son côté blanc, elle est en réalité totalement perdue comme bien des descendants d’esclaves, arrachés à leur terre d’origine et assimilés à un peuple français dont la Terre semble encore plus lointaine. 

« Lucinde, elle a deux femmes en bagarre dans sa tête : une Négresse craintive qui pleure misère, et une aristocrate blanche qui méprise les Nègres. » 

page 277

La plus intrigante est Antoine, une femme libre et sauvage, un brin mystique, belle et atypique à la fois. C’est elle qui relie le passé au présent et la Guadeloupe à Paris. 

Le fait que l’histoire soit racontée à travers différents points de vue est une véritable richesse et permet de présenter les problématiques sous différents angles. Les souvenirs s’entremêlent et dressent le portrait d’une société unique en son genre. 

La quête des origines  

La recherche de ses origines et de ses racines occupe une place centrale dans le roman. Si le métissage est de plus en plus valorisé dans nos sociétés, il est aussi source de questionnements et de tiraillements identitaires. 

« Métis, c’est un entre-deux qui porte quelque chose de menaçant pour l’identité. » 

page 19

Le métissage est au coeur des sociétés antillaises mais il est parfois difficile de se construire dans un monde que l’on n’a pas choisi. 

« Tu dis que chez les Antillais, il n’y a pas de solidarité. Mais si tu mets dix personnes dans une salle d’attente, tu crois qu’ils vont finir par former une grande et belle famille ? La Guadeloupe, c’est comme une salle d’attente où on a fourré des Nègres qui n’avaient rien à faire ensemble. Ces Nègres ne savent pas trop où se mettre, ils attendent l’arrivée du Blanc ou ils cherchent la sortie. » 

page 12

Beaucoup d’antillais descendants d’esclaves n’ont pas la chance de connaître leurs origines. Ils ont du s’adapter au sein d’un monde qui leur fut pendant bien longtemps hostile et se réinventer en se perdant parfois dans le mythe de leurs prétendus ancêtres gaulois. De même, ceux qui ont quitté leur île pour tenter leur chance en Métropole, obnubilés par le désir de s’intégrer, abordent rarement les souvenirs de leur vie passée.

« Conserver est un réflexe de gens bien nés, soucieux de transmettre, de génération en génération, la trace lumineuse de leur lignée. Je n’avais pas cela. Nul document à l’abri dans la pierre épaisse d’une maison familiale. Nulle trace d’ancêtres, trop occupés à survivre. Mais je possédais un registre d’expériences, de gestes, de mots qui me nourrissaient de manière souterraine » 

page 176

Cette quête des origines est l’occasion de présenter la société guadeloupéenne et son lien avec la France.

Les liens avec la Métropole 

Longtemps ignoré par la France, le passé esclavagiste pèse cependant de tout son poids sur la société antillaise. Cela n’a cependant pas empêché les antillais de contribuer héroïquement à l’histoire de France. 

Ainsi, pendant la Seconde Guerre Mondiale, la Guadeloupe subissait elle-aussi le Régime de Vichy sous le joug du Gouverneur Sorin. 

« Pendant trois ans, les Guadeloupéens s’étaient battus seuls contre les Français racistes de Vichy qui, avec l’appui des békés, tenaient les îles françaises sous leur botte et violaient les libertés comme ils n’osaient pas le faire en France dans la zone libre. On se souvenait encore de Napoléon qui avait rétabli l’esclavage. Alors, des femmes et des hommes avaient pris les armes, fait passer les vivres, assuré le lien avec les îles anglaises. » 

page 106

La rébellion des antillais est mise en lumière sous le regard mystique d’Antoine. Toutefois, ces actes héroïques ont été bien vite oubliés par la France. 

« Mais ce que je lui reprochais à de Gaulle, c’est qu’après tout ça, quand il est arrivé sur les Champs-Elysées avec ses chars et ses drapeaux, il n’a pas eu un mot pour notre dissidence. Et quand il a fait son Conseil national de la Résistance, est-ce que tu as vu un seul Nègre consulté la-dedans ? Rien du tout, c’est comme si la traversée en barque par une nuit venteuse, depuis la Guadeloupe jusqu’à la Dominique, sous les feux de la marine vichyste, ça ne valait pas le sabotage d’un train entre Valence et Grenoble. » 

page 106

Malgré ce manque de reconnaissance, des antillais sont à nouveau morts au service de la France lors du conflit algérien. 

« De jeunes Antillais avaient péri sous un autre soleil, à des milliers de kilomètres de l’île, pour une France coloniale où les indigènes étaient traités comme des esclaves. » 

page 220

Après avoir payé un si lourd tribut, certains se sont pris à rêver de l’exil en France, terre de liberté et de tous les possibles. Ils furent séduit par le programme du Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer), qui a organisé la migration en métropole de plus de 70 000 personnes entre sa création en 1963 et 1981. Si on promettait aux Antillais des bons postes et un meilleur cadre de vie, ce fut la désillusion pour beaucoup. 

« Les Antillais persistaient à vouloir s’intégrer au paysage national et même à célébrer avec ferveur les valeurs de la partie, mais nous sentions bien que quelque chose n’était pas en accord avec les promesses de la République » 

page 95

Cette indifférence, ces fausses promesses et le traitement des révoltes ouvrières en mai 1967 sont mis en lumière sous la plume de l’auteure et permettent de comprendre les rapports compliqués avec la Métropole ainsi que les spécificités de la société guadeloupéenne. 

Un portrait de la Guadeloupe à l’état brut

Loin des clichés habituels, l’auteure dresse un portrait à l’état brut de la Guadeloupe : une terre sauvage où il faut batailler pour survivre. Comme elle le rappelle, la Guadeloupe a toujours été une terre de piraterie et cela se ressent dans le mode de vie des habitants. 

« Ton premier million, tu le voles. Je n’ai jamais eu de millions, mais tu vois l’idée ; il n’y a qu’à regarder comment les Blancs se débrouillent chez nous. La Guadeloupe, ça a toujours été une terre de piraterie. Je dis que ceux qui y arrivent sur notre dos sont plus malins que les autres. Oh oui, bien sûr, tu vas me dire qu’ils ont toujours eu la force de leur côté, qu’ils tordent toutes les règles à leur manière. D’accord, mais nous, on doit être malins, parce que si tu ne sais pas être compè lapin, tu ne seras que pauvre bonhomme. » 

pages 136-137

Cette terre a façonné les Antillais et leur a donné une force et une capacité de résilience et d’adaptation dont beaucoup ne sont même pas conscients. 

« Nous, les Antillais, nous avons toujours su nous adapter, pas vrai ? De la case d’esclaves aux HLM, nous savons ce que signifie survivre. Mais de communauté soudée, tu n’en trouveras pas. » 

page 277

Au final, la Guadeloupe est un peu comme Antoine, belle et forte, rebelle et indomptable, unique et sauvage. Je terminerais ici avec ces mots de l’auteure qui parlent au coeur d’une fille des îles en exil à 8000 km de sa terre : 

« Pour moi qui suit née dans la grisaille, l’île constitue un monde de sensations secrètes, inaccessible la plupart du temps. Les moments que je passe là-bas sont des parenthèses sensuelles, où tout prend le relief particulier de la fugacité. Je touche, je goûte, je sens. La plante de mes pieds cuit. Le jour se dérobe sous mes doigts. Je suis assommée par les étoiles. » 

page 175

L’auteur


Estelle-Sarah Bulle est née en 1974 à Créteil d’un père guadeloupéen et d’une mère ayant grandi dans le Nord de la France. Elle a travaillé dans des cabinets de conseil et au sein d’institutions culturelles. Son premier roman fut salué par la critique et lui apporta de nombreux prix tel que le Prix Stanislas du premier roman, le Prix Carbet de la Caraïbes et du Tout-Monde ainsi que le Prix Eugène-Dabit du roman populiste. 

Littérature africaine

Nations Nègres et Culture, Cheikh Anta Diop

Ce qui est indispensable à un peuple pour mieux orienter son évolution, c’est de connaître ses origines, quelles qu’elles soient

Page 19

Informations générales

  • Année de parution : 1979
  • Genre : Essai 
  • Editeur : Présence Africaine
  • Nombre de pages : 562

Analyse

Ceux qui s’intéressent à la littérature africaine connaissent forcément cette oeuvre majeure de Cheikh Anta Diop. Le livre est divisé en deux parties, la première concerne l’histoire africaine et la seconde concerne la linguistique et l’étude de la culture. 

Cet ouvrage présente une analyse rigoureuse, précise et scientifique tendant à démontrer l’origine noire de l’Egypte antique et surtout l’apport de la civilisation noire au monde. 

La recherche d’une origine noire de l’Egypte antique 

Considérées comme révolutionnaires à leur parution, les thèses développées dans cet ouvrage, sont aujourd’hui de plus en plus acceptées par la communauté scientifique même si elles sont encore controversées comme nous allons le voir par la suite. 

Le titre complet de l’ouvrage est Nations Nègres et Culture, De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique Noire d’aujourd’hui. Quand on pense à l’Egypte antique, ce sont souvent les mêmes images qui nous viennent en tête. Popularisée par le cinéma et la pop culture, l’image de Pharaons et d’égyptiens à la peau blanche est acceptée comme une représentation normale des peuples de l’Egypte antique. 

Cependant, Cheikh Anta Diop va s’attacher à démontrer que cette représentation est en grande partie erronée. Pour cela, il adopte une démarche scientifique et s’appuie sur ses qualités d’anthropologue pour présenter les arguments en faveur d’une « origine nègre de la race et de la civilisation égyptienne » avant d’analyser les arguments adverses. 

Il commence par démontrer la parenté entre l’Egypte et l’Afrique noire en soulignant la présence de pharaons d’Egypte soudanais pendant la XXVe dynastie. Ces derniers étaient surnommés les « pharaons noirs », les « pharaons koushites » ou encore les « pharaons éthiopiens ».  

Il démontre ensuite que les premières dynasties nubiennes se sont prolongées avec les dynasties égyptiennes jusqu’à l’occupation de l’Egypte par les Indo-Européens, à partir du Ve siècle avant J.-C.

« L’Ethiopie et l’intérieur de l’Afrique ont toujours été considérées par les Egyptiens comme la terre sacrée d’où étaient venus leurs ancêtres » 

page 221

L’étude de la linguistique permet également de renforcer la thèse d’une Egypte aux origines noires selon lui. Ainsi, le pays des Amam ou pays des ancêtres, ensemble du pays de Koush au sud de l’Egypte, était appelé la « terre des Dieux » par les égyptiens. De même, l’auteur se livre à une longue comparaison des mots égyptiens et wolof, une des langues parlées notamment au Sénégal, pour démontrer leur origine commune. 

A travers son oeuvre, il exhorte les égyptologues à prendre en compte l’origine noire de l’Egypte. Pour ce faire, il réfute les thèses allant à l’encontre une origine noire de la civilisation égyptienne. Ainsi, sur l’argument des cheveux lisses et des traits dits « réguliers », Cheikh Anta Diop rappelle qu’ils ne sont pas l’apanage des peuples blancs et citent l’exemple des nubiens et des indiens.

C’est ici l’occasion de mettre en lumière la grande diversité des peuples d’Afrique noire. Certains stéréotypes ont longtemps empêché de voir la diversité des différents peuples. Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre parler du continent africain comme s’il s’agissait d’un pays. Même s’il recherche une origine commune à la civilisation égyptienne, Cheikh Anta Diop met aussi en lumière la diversité du continent et des peuples en étudiant l’origine de plusieurs ethnies africaines telles que les Peuls, les Yoroubas, les Maures ou encore les Toucouleurs. 

Si ces thèses sont célébrées par certains intellectuels comme Aimé Césaire, qui le qualifiait d’érudit, ou Ernest Pépin, d’autres sont sceptiques et remettent en cause ses méthodes scientifiques. De nos jours, la thèse la plus communément admise est celle selon laquelle les égyptiens antiques n’étaient ni noirs, comme le sont les peuples d’Afrique noire, ni blanc, comme les occidentaux, mais étaient en réalité comme leurs descendants méditerranéens actuels. 

L’apport de l’homme noir à la civilisation 

La question que l’on peut se poser est de savoir pourquoi tant de débats à propos de la couleur de peau d’un peuple de l’Antiquité ? Pourquoi est-ce important pour Cheikh Anta Diop de démontrer que la civilisation égyptienne était à l’origine noire ? 

L’Egypte ancienne fascine depuis toujours comme l’a montré l’engouement provoqué par l’exposition sur Toutânkhamon en 2019. Cette Egypte fantasmée a longtemps symbolisé la naissance de la Civilisation et l’apport de l’Egypte antique est reconnu dans le monde entier. 

C’est la raison pour laquelle Cheikh Anta Diop veut que soit reconnu l’apport des civilisations noires à l’humanité. En effet, beaucoup pensent que l’histoire de l’Afrique noire commence avec l’esclavage et la colonisation. Ainsi, le 26 juillet 2007, l’ancien président Nicolas Sarkozy affirma que « l’homme africain [n’était] pas assez entré dans l’Histoire » (comble de l’ironie, il prononça ce discours à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar).  

Ainsi, trop longtemps, le peuple noir a souffert de caricatures et autres dénigrements alors même que son histoire est riche et bien trop souvent méconnue. Il est donc important pour un peuple de connaître ses origines et de les assumer avec fierté. 

« L’humanité ne doit pas se faire par l’effacement des uns au profit des autres ; renoncer prématurément et d’une façon unilatérale, à sa culture nationale pour essayer d’adopter celle d’autrui et appeler cela une simplification des relations internationales et un sens du progrès, c’est se condamner au suicide. » 

page 17

En effet, pour l’auteur, le fait de renouer avec son histoire et sa culture, permettra de redonner au peuple sa fierté et sa confiance en lui. 

« On peut concevoir le jour où l’économie africaine sera entre les mains des Africains eux-mêmes et qu’elle ne sera plus adaptée à des nécessités d’exploitation mais à leurs besoins, la concentration démographique s’en trouvera modifiée » 

page 406

C’est pourquoi Cheikh Anta Diop combattait farouchement les thèses ayant pour but de « blanchir » l’histoire des civilisations africaines et de reléguer les noirs à l’état de simples sauvages. En effet, pour lui, les historiens connaissaient la véritable origine de l’Egypte antique mais ont volontairement falsifié l’histoire. 

À une certaine époque, il n’était pas rare de trouver des expressions telles que « blancs à peau noire » , « blancs à peau rouge » ou encore « blancs à peau brune ». Ces étranges qualificatifs avaient pour but d’affirmer que toutes les grandes civilisations de l’histoire ont été fondées par des peuples blancs. 

Dans son ouvrage, Cheikh Anta Diop se moque de tous ces auteurs qui préfèrent se convaincre qu’il a existé des « blancs à peau noire » plutôt que de croire que les noirs aient pu être à l’origine d’une civilisation aussi importante que celle de l’Egypte antique. 

« En effet, s’il faut croire les ouvrages occidentaux, c’est en vain qu’on chercherait jusqu’au coeur de la forêt tropicale, une seule civilisation qui, en dernière analyse, serait l’oeuvre des Nègres ». 

page 13 

On le comprends donc, Cheikh Anta Diop militait contre l’effacement et la falsification de l’histoire du peuple noir et dénonçait un processus de domination. 

« L’usage de l’aliénation culturelle comme une arme de domination est vieux comme le monde. » 

page 14

Il rappelle dans son ouvrage que cette méthode a été utilisée par les romains sur les gaulois rebelles en les assimilant à de simples sauvages qu’il fallait éduquer et civiliser.

« Encrouter l’âme nationale d’un peuple dans un passé pittoresque et inoffensif parce que suffisamment falsifié est un procédé classique de domination. » 

page 16

Si les thèses de l’auteur sont encore très controversées, il est certain qu’il y eut bien des pharaons noirs qui ont été à la tête d’une civilisation brillante et puissante. Ainsi, même si toutes les thèses développées ne sont pas toutes admises scientifiquement, cette lecture a le mérite de mettre en lumière la richesse des civilisations noires et leur apport au monde.  

L’oeuvre de Cheikh Anta Diop a surtout permis d’approfondir l’étude de l’apport de l’Afrique noire dans le développement de la civilisation. Il permet de proposer une autre interprétation de l’histoire du monde et de combattre l’idée selon laquelle les occidentaux auraient « civilisé » l’Afrique. 

Ainsi, que l’homme noir soit ou non à l’origine de la civilisation égyptienne, on ne peut nier son apport au sein des plus grandes civilisations. Cette prise de conscience est la raison pour laquelle je recommande cette lecture. Cheikh Anta Diop m’a permis de réaliser que mes ancêtres n’étaient ni des sauvages, ni uniquement des esclaves mais qu’ils ont fait partie intégrante d’une des plus grandes civilisations du monde. 

L’auteur


Cheikh Anta Diop est un anthropologue, historien et homme politique d’origine aristocratique wolof né en 1923 et mort en 1986 au Sénégal. Esprit brillant, il étudia à Paris la physique, l’histoire et les sciences sociales. L’oeuvre de sa vie fut de démontrer l’apport de l’Afrique noire à la civilisation mondiale. Il lutta également pour l’indépendance des pays africains et pour la constitution d’un Etat fédéral en Afrique. Depuis 1987, l’Université de Dakar porte son nom. 

Littérature caribéenne

La Rue Cases-Nègres, Joseph Zobel

Eh bien ! C’est à croire que vraiment cette catégorie de femmes que sont les vieilles mères noires et pauvres détiennent, dans le cœur qui bat sous leurs haillons, comme un pouvoir de changer la crasse en or, de rêver et de vouloir avec une telle ferveur que, de leurs mains terreuses, suantes et vides, peuvent éclore les réalités les plus palpables, les plus immaculées et les plus précieuses.

page 185

Informations générales

  • Année de parution : 1950
  • Genre : Roman autobiographique
  • Nombre de pages : 311

Résumé

José est une jeune garçon vivant avec sa grand-mère, m’man Tine, à la rue Cases-Nègres en Martinique dans les années 1930. Cette dernière travaille dans les champs de cannes à sucre pendant que José jouit d’une totale liberté avec les enfants de la rue. 

D’aventures en aventures, les enfants sont plus libres que jamais pendant que leurs parents travaillent dans les champs. Un évènement mettra fin à cette liberté et poussera m’man Tine à inscrire José à l’école. Commence alors une nouvelle vie pour le jeune José, qui se découvrira des talents pour l’étude et l’apprentissage. 

L’histoire est racontée à la première personne. Ainsi les conditions de vie difficiles et les injustices subies par les descendants d’esclaves sont abordées à travers le regard enfantin de José, ce qui rend le récit encore plus poignant. 

Avis et analyse 

Aux Antilles, ce roman de Joseph Zobel est souvent étudié à l’école. Il présente l’avantage de proposer une approche en douceur de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation. Cette histoire est bien présente et constitue la trame de fond du récit. Les personnages qui gravitent autour de José sont tous des reflets de cette histoire. 

Il y a d’abord la figure forte de m’man Tine, une femme battante, capable de la plus grande douceur comme de la colère la plus terrible. C’est une femme déterminée qui fera tout pour que son petit-fils échappe au destin des descendants d’esclaves de l’époque, à savoir le travail dans les champs de cannes. 

Plus tard dans le récit, la mère de José, m’man Délia, s’acharnera, elle-aussi, à assurer à son fils un meilleur avenir. Les femmes de la famille de José sont à l’image du modèle de la femme “potomitan”, expression créole qui désigne la femme pilier, la mère courage, celle qui porte sa famille.

Le lien avec l’Afrique apparaît avec le voisin de José, Monsieur Médouze, qui apparaît comme un grand-père de substitution. José aime passer du temps à ses côtés et écouter ses histoires et ses énigmes :

Tout l’attrait de ces séances de devinettes est de découvrir comment un monde d’objets s’apparente, s’identifie à un monde de personnes ou d’animaux.

page 53

Ce passage est une référence claire à l’animisme, très présent en Afrique. Monsieur Médouze partage aussi avec José l’histoire de son pays d’origine, la Guinée : 

Rien de plus étrange que de voir M. Médouze évoquer la Guinée, d’entendre la voix qui monte de ses entrailles quand il parle de l’esclavage et raconte l’horrible histoire que lui avait dite son père, de l’enlèvement de sa famille, de la disparition de ses neufs oncles et tantes, de son grand-père et de sa grand-mère.

page 57

Pour moi, Monsieur Médouze est le lien qui existe entre les sociétés antillaises et la terre mère, l’Afrique. Il est témoin d’une autre vie, une vie bien souvent oubliée par les descendants d’esclaves mais qui ne cesse d’influencer et d’imprégner la culture antillaise. 

L’oeuvre est aussi une critique de la société post-esclavage et notamment de l’exploitation des anciens maîtres d’esclaves, les békés. Les conséquences sont nombreuses sur la vie des habitants de l’île : 

Non, non ! Je renie la splendeur du soleil et l’envoûtement des mélopées qu’on chante dans un champ de canne à sucre. Et la volupté fauve de l’amour qui consume un vigoureux muletier avec une ardente négresse dans la profondeur d’un champ de canne à sucre. Il y a trop longtemps que j’assiste, impuissant, à la mort lente de ma grand-mère par les champs de cannes à sucre

page 211

José décrit ici la mort lente de ceux qui sont exploités au service des maîtres d’esclaves. La frontière est mince d’ailleurs entre la vie des descendants et celle que vivaient leurs ancêtres esclaves. 

Une autre critique transparaît dans le récit, celle du complexe d’infériorité par rapport aux anciens maîtres. Ainsi, ce passage parle des liaisons entre femmes noires et békés : 

Chacun sait que lorsque de telles liaisons naissent ces enfants à peau “sauvée”, la mère n’est que trop fière d’avoir – elle, noire comme le tableau noir de la conscience du béké – contribué à ce qui, dans leur complexe d’infériorité, tient à coeur beaucoup de nègres antillais : “Éclaircir la race”.

page 278

Le colorisme est l’un des fléaux engendrés par l’esclavage, encore présent de nos jours, fustigé avec force par l’auteur. 

Tous les personnages rencontrés par José sont un témoignage de la société de l’époque et servent à dénoncer ses problématiques. L’école et l’éducation occupent une place centrale dans l’ouvrage et s’offrent comme un échappatoire, même si les inégalités pour y accéder sont dénoncées. 

Les réflexions de José et sa vision du monde évoluent avec l’âge et au fil des pages, nous poussant tantôt à l’émotion, tantôt à l’indignation, mais surtout nous faisant prendre conscience de la richesse et de la complexité de l’histoire des sociétés antillaises. 

L’auteur

Né en 1915 à Rivière-Salée en Martinique et mort en 2006 à Alès, Joseph Zobel était un romancier et poète martiniquais considéré comme l’un des plus grands auteurs de la littérature antillaise. La Rue Cases-Nègres est un roman autobiographique dans lequel on en apprend plus sur son enfance et son parcours.