Essais

Why I’m no longer talking to white people about race, Reni Eddo-Lodge

Anger is useful. Use it for good. Support those in the struggle, rather than spending too much time pitying yourself. 1

Page 221

Informations générales

  • Année de parution : 2017 – 2018 
  • Genre : Essai anti-raciste 
  • Nombre de pages : 255

Comme je l’ai lu en VO, j’ai traduit librement les citations à la fin de l’article. Elles sont surement mieux formulées dans la version française « Le racisme est un problème de blancs ». 

Analyse

Le contexte

Aujourd’hui, la France, telle une princesse endormie, semble se réveiller brusquement et découvrir l’existence du racisme sur son territoire. 

Pendant longtemps, elle s’est drapée les yeux de son universalisme et pointait du doigt la folie des autres pour se dédouaner. 

Pourtant, le racisme est bien présent dans notre pays. S’il s’exprime de manière différente selon les régions du monde, on ne peut cependant nier son existence. 

Il est vrai qu’à l’école, on apprend très peu de choses sur le sujet ainsi que sur l’histoire du peuple noir. La première fois qu’on entend parler de l’Afrique en classe d’histoire, c’est pour parler de l’esclavage. Bien souvent, cette histoire est présentée très sommairement en insistant sur le fait que les Africains auraient vendus leurs compatriotes en échange de quelques coquillages. Ensuite, vient la leçon sur la Colonisation qui vante les éloges des « bienfaiteurs » européens qui ont construit des routes et des hôpitaux. 

Il est très difficile de déconstruire cette image du Blanc sauveur et du Non-Blanc sauvage qu’il faut civiliser.  Ce sont ces préjugés qui prédominent dans l’inconscient de nos sociétés. C’est pourquoi, la lecture est essentielle pour comprendre ce qu’est réellement le racisme. Ici, la lecture permet non pas de construire mais de déconstruire des préjugés. 

J’ai beau être antillaise et descendante d’esclave, j’ai longtemps imaginé l’Afrique noire comme une vaste terre de misère sans réelle histoire. C’est la lecture de certains ouvrages, comme Nations Nègres et Culture, qui m’a permis d’ouvrir les yeux et c’est l’une des principales raisons pour laquelle je me suis lancée dans l’aventure bookstagram et dans la création d’un blog littéraire. 

Beaucoup de livres permettent de comprendre la problématique du racisme, comme Mille Petits Riens, et aujourd’hui j’ai choisi de vous présenter l’ouvrage de Reni Eddo-Lodge qui aborde la problématique raciale au Royaume-Uni et qui présente des similitudes avec la situation française. 

Un titre qui fait réagir

Vous l’aurez remarqué, le titre du livre en VO est assez provocateur. Je vous avoue que c’est le titre en premier lieu qui m’a intriguée et poussée à découvrir l’oeuvre. Une certaine lassitude ressort de ce titre et inscrit ce livre comme une véritable thérapie pour ceux qui sont fatigués de parler avec des personnes qui refusent de voir le problème.

« I stop talking to white people about race because I don’t think giving up is a sign of weakness. Sometimes it’s about self-preservation. »2

Préface, page 15

Si le titre peut laisser penser à certains qu’ils ne sont plus invités à la discussion, cet essai propose en réalité un véritable dialogue rendu possible par l’abandon de certains préjugés. En effet, ce livre est LA discussion qu’il faut avoir sur le racisme.

La traduction française du titre est « Le racisme est un problème de blancs », ce qui est regrettable car on perd une partie de l’essence du message de l’auteur. C’est pour ce genre de traduction/réécriture que je préfère lire les versions originales quand je le peux.

Ce qu’elle met en lumière c’est le fait qu’il est difficile d’avoir ce genre de discussion avec des personnes blanches car elles peuvent se sentir attaquées, blessées ou mal à l’aise. Les personnes victimes de discrimination se retrouvent donc dans l’incapacité de dénoncer ce qui leur arrive au sein d’une société qui leur rappelle sans cesse qu’elles n’ont pas à se plaindre.

Un système à déconstruire

L’essai retrace l’histoire du Royaume-Uni sous l’angle de ses rapports avec les populations noires, ce qui permet de comprendre les liens complexes actuels. 

Il aborde aussi plusieurs points intéressants comme les relations des noirs avec la police du Royaume-Uni (spoiler alert : oui, il y a des violences policières) ou encore le rôle ambigu du féminisme lorsqu’il s’agit de prendre en compte les problématiques propres aux femmes noires. 

Mais c’est surtout une lecture essentielle pour comprendre le racisme structurel. L’auteur explique qu’il s’agit d’un système pensé uniquement pour les personnes blanches dans lequel les autres trouvent difficilement leur place. 

Ce n’est pas tant une question de préjugés personnels mais plutôt d’un ensemble de préjugés collectivement admis au sein d’une société. C’est ce racisme qui a un impact direct sur les chances de réussite et même de survie des personnes qui en sont victimes.

Cette définition s’applique également en France. Même si les statistiques ethniques ne sont pas officiellement reconnues, on peut aisément voir que les chances de réussite d’un jeune élève noir de banlieue parisienne sont bien moins élevées que celles d’un élève blanc d’un lycée parisien. Et même lorsque cet élève noir intègre une grande école, ses chances de trouver un emploi sont nettement diminuées par rapport à son camarade blanc. Le racisme c’est aussi et surtout une question de comprendre qui détient le pouvoir et qui souhaite le garder. 

« We tell ourselves that racism is about moral values, when instead it is about the survival strategy of systemic power »3

page 64

Reni Eddo-Lodge met ainsi toute une société face à ses contradictions. Pour revenir à la question des statistiques ethniques et des quotas, que l’on se pose actuellement en France, elle s’interroge sur le fait que les quotas soient si facilement acceptés quand il s’agit de dénoncer l’inégalité homme/femme alors qu’ils sont fortement critiqués concernant la lutte contre le racisme. Elle aborde également la thématique du privilège blanc qui fait également beaucoup parler aujourd’hui. 

« White privilege is one of the reasons why I stopped talking to white people about race. Trying to convince stony faces of disbelief has never appealed to me. The idea of white privilege forces white people who aren’t actively racist to confront their own complicity in its continuing existence »4

page 87

Je vous renvoie au livre pour comprendre ce qu’est vraiment le privilège blanc si vous ne savez pas de quoi il s’agit car l’auteur l’explique à merveille. Il ne s’agit pas tant d’avoir une vie aisée à l’abri de toute difficulté. Il s’agit de vivre dans un monde qui est pensé et fait uniquement pour vous. Un monde où vous n’avez pas peur de subir un contrôle au faciès qui peut entraîner des violences policières. Un monde où vous n’avez pas à vous soucier de vous voir refuser un logement ou un emploi en raison de votre nom ou de votre apparence. 

« Who really wants to be alerted to a structural system that benefits them at the expense of others? »5

Préface, page 11 

L’auteure bouscule ceux et celles qui ferment les yeux sur ce système au motif qu’ils ou elles « ne voient pas la couleur des gens ». 

« Not seeing race does little to deconstruct racist structures or materially improve the conditions which people of color are subject to daily. In order to dismantle unjust, racist structures, we must see race. »6  

page 84

Enfin, après avoir dénoncer tout cela, elle incite le lecteur à déconstruire le système actuel afin de créer un monde dans lequel chacun aurait sa place. 

« I don’t want to be included. Instead, I want to question who created the standard in the first place. After a lifetime of embodying difference, I have no desire to be equal. I want to deconstruct the structural power of a system that marked me out as different »7

page 184 

L’auteur


Photo du FESTIVAL METROPOLIS BLEU

Née en 1989 à Londres d’une mère nigériane, Reni Eddo-Lodge est une journaliste et auteure britannique qui écrit sur le féminisme et sur le racisme structurel. Elle écrit notamment pour le New York Times, The Guardian ou encore The Daily Telegraph.

A l’âge de quatre ans, elle demanda à sa mère quand est-ce qu’elle allait devenir blanche, ce qui lui fit réaliser qu’il y avait un problème de représentation dans la société. Avant d’être un livre, Why I’m No Longer Talking to White People About Race était un article qu’elle a publié sur son blog en 2014 et qui est devenu viral. 

Traduction libre

  1. La colère est utile. Utilisez-la pour le bien. Soutenez ceux qui luttent, plutôt que de passer trop de temps à vous apitoyer sur votre sort.
  2. J’ai arrêté de discuter de race avec les Blancs car je ne considère pas l’abandon comme un signe de faiblesse. Parfois, il s’agit de se préserver.
  3. Nous nous disons que le racisme est une question de valeurs morales, alors qu’il s’agit plutôt de la stratégie de survie du pouvoir systémique.
  4. Le privilège blanc est l’une des raisons pour lesquelles j’ai cessé de parler de race avec les Blancs. Essayer de convaincre des visages fermés et incrédules ne m’a jamais plu. L’idée du privilège blanc oblige les Blancs qui ne sont pas activement racistes à affronter leur propre complicité dans l’existence continue du racisme.
  5. Qui voudrait vraiment être averti d’un système structurel qui lui profite au détriment des autres ?
  6. Ne pas voir la race ne contribue guère à déconstruire les structures racistes ou à améliorer matériellement les conditions auxquelles les personnes de couleur sont soumises quotidiennement. Afin de démanteler les structures racistes et injustes, nous devons voir la race.
  7. Je ne veux pas être inclus. Je veux plutôt me demander qui a créé la norme en premier lieu. Après une vie passée à incarner la différence, je n’ai aucun désir d’être égale. Je veux déconstruire le pouvoir structurel d’un système qui m’a marqué comme étant différente.

Littérature caribéenne

Là où les chiens aboient par la queue, Estelle-Sarah Bulle

La nuit n’est pas menteuse comme le jour. C’est la nuit que tu peux lire en toi-même comme dans un livre, et voir les autres comme ils sont vraiment.

Page 29

Informations générales

  • Année de parution : 2018
  • Genre : Roman guadeloupéen
  • Nombre de pages : 283

Résumé 

Une jeune femme en quête de ses racines interroge sa tante Antoine pour en apprendre plus sur l’histoire de sa famille. Cette dernière va lui raconter l’histoire de la famille Ezechiel et celle de la Guadeloupe depuis la fin des années 40. 

Antoine est une femme forte et indépendante qui a toujours pris soin de mener sa vie comme elle l’entendait. Elle impressionne par son allure et par son caractère. Ni sa soeur, Lucinde, ni son frère ne réussiront à la saisir véritablement. Elle a l’art de raconter son île avec un mélange de magie et de mystère. 

Sa nièce, tiraillée par son identité métisse, découvrira, grâce à elle, l’histoire de son île et des membres de sa famille, de leur enfance dans les campagnes de Morne-Galant au grand départ vers la Métropole. 

Avis et analyse

Ce premier roman d’Estelle-Sarah Bulle est une très belle découverte. Sous sa plume, j’ai redécouvert mon île à travers l’histoire de la famille Ezéchiel. 

Cette histoire commence avec la rencontre d’Hilaire et d’Eulalie que tout oppose. D’un côté, Hilaire est un homme noir mystérieux, craint pour son courage et son côté bagarreur. De l’autre, Eulalie est une femme blanche appartenant à une famille vivant en ermite arrivée de Bretagne il y a plusieurs siècles.    

Malgré l’opposition de la famille d’Eulalie, Hilaire la ramena à Morne-Galant et de leur union sont nés trois enfants : Antoine, Lucinde et Petit-Frère, le père de la femme en quête de ses origines. 

Morne-Galant est un lieu imaginé par l’auteure. Il est décrit comme un endroit isolé au fin fond de la campagne guadeloupéenne. « Cé la chyen ka japé pa ké » (« Là où les chiens aboient par la queue ») est l’expression créole utilisée pour désigner des trous perdus, des endroits tellement éloignés de la civilisation que même les chiens auraient des attributs étranges. 

Les souvenirs croisés des trois enfants d’Hilaire et d’Eulalie rythment le récit. Le plus jeune, surnommé Petit-Frère, fut longtemps tiraillé par le souvenir de sa mère. Cette quête le mènera à rencontrer sa famille blanche et à se confronter à un milieu hostile. Cependant, sa soif de connaissances, de livres et de rencontres le poussera à quitter son île.

Lucinde, quant à elle, semble prise au piège entre ses deux origines. Si, bien souvent, elle reniera son côté noir pour toujours plus se rapprocher de son côté blanc, elle est en réalité totalement perdue comme bien des descendants d’esclaves, arrachés à leur terre d’origine et assimilés à un peuple français dont la Terre semble encore plus lointaine. 

« Lucinde, elle a deux femmes en bagarre dans sa tête : une Négresse craintive qui pleure misère, et une aristocrate blanche qui méprise les Nègres. » 

page 277

La plus intrigante est Antoine, une femme libre et sauvage, un brin mystique, belle et atypique à la fois. C’est elle qui relie le passé au présent et la Guadeloupe à Paris. 

Le fait que l’histoire soit racontée à travers différents points de vue est une véritable richesse et permet de présenter les problématiques sous différents angles. Les souvenirs s’entremêlent et dressent le portrait d’une société unique en son genre. 

La quête des origines  

La recherche de ses origines et de ses racines occupe une place centrale dans le roman. Si le métissage est de plus en plus valorisé dans nos sociétés, il est aussi source de questionnements et de tiraillements identitaires. 

« Métis, c’est un entre-deux qui porte quelque chose de menaçant pour l’identité. » 

page 19

Le métissage est au coeur des sociétés antillaises mais il est parfois difficile de se construire dans un monde que l’on n’a pas choisi. 

« Tu dis que chez les Antillais, il n’y a pas de solidarité. Mais si tu mets dix personnes dans une salle d’attente, tu crois qu’ils vont finir par former une grande et belle famille ? La Guadeloupe, c’est comme une salle d’attente où on a fourré des Nègres qui n’avaient rien à faire ensemble. Ces Nègres ne savent pas trop où se mettre, ils attendent l’arrivée du Blanc ou ils cherchent la sortie. » 

page 12

Beaucoup d’antillais descendants d’esclaves n’ont pas la chance de connaître leurs origines. Ils ont du s’adapter au sein d’un monde qui leur fut pendant bien longtemps hostile et se réinventer en se perdant parfois dans le mythe de leurs prétendus ancêtres gaulois. De même, ceux qui ont quitté leur île pour tenter leur chance en Métropole, obnubilés par le désir de s’intégrer, abordent rarement les souvenirs de leur vie passée.

« Conserver est un réflexe de gens bien nés, soucieux de transmettre, de génération en génération, la trace lumineuse de leur lignée. Je n’avais pas cela. Nul document à l’abri dans la pierre épaisse d’une maison familiale. Nulle trace d’ancêtres, trop occupés à survivre. Mais je possédais un registre d’expériences, de gestes, de mots qui me nourrissaient de manière souterraine » 

page 176

Cette quête des origines est l’occasion de présenter la société guadeloupéenne et son lien avec la France.

Les liens avec la Métropole 

Longtemps ignoré par la France, le passé esclavagiste pèse cependant de tout son poids sur la société antillaise. Cela n’a cependant pas empêché les antillais de contribuer héroïquement à l’histoire de France. 

Ainsi, pendant la Seconde Guerre Mondiale, la Guadeloupe subissait elle-aussi le Régime de Vichy sous le joug du Gouverneur Sorin. 

« Pendant trois ans, les Guadeloupéens s’étaient battus seuls contre les Français racistes de Vichy qui, avec l’appui des békés, tenaient les îles françaises sous leur botte et violaient les libertés comme ils n’osaient pas le faire en France dans la zone libre. On se souvenait encore de Napoléon qui avait rétabli l’esclavage. Alors, des femmes et des hommes avaient pris les armes, fait passer les vivres, assuré le lien avec les îles anglaises. » 

page 106

La rébellion des antillais est mise en lumière sous le regard mystique d’Antoine. Toutefois, ces actes héroïques ont été bien vite oubliés par la France. 

« Mais ce que je lui reprochais à de Gaulle, c’est qu’après tout ça, quand il est arrivé sur les Champs-Elysées avec ses chars et ses drapeaux, il n’a pas eu un mot pour notre dissidence. Et quand il a fait son Conseil national de la Résistance, est-ce que tu as vu un seul Nègre consulté la-dedans ? Rien du tout, c’est comme si la traversée en barque par une nuit venteuse, depuis la Guadeloupe jusqu’à la Dominique, sous les feux de la marine vichyste, ça ne valait pas le sabotage d’un train entre Valence et Grenoble. » 

page 106

Malgré ce manque de reconnaissance, des antillais sont à nouveau morts au service de la France lors du conflit algérien. 

« De jeunes Antillais avaient péri sous un autre soleil, à des milliers de kilomètres de l’île, pour une France coloniale où les indigènes étaient traités comme des esclaves. » 

page 220

Après avoir payé un si lourd tribut, certains se sont pris à rêver de l’exil en France, terre de liberté et de tous les possibles. Ils furent séduit par le programme du Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer), qui a organisé la migration en métropole de plus de 70 000 personnes entre sa création en 1963 et 1981. Si on promettait aux Antillais des bons postes et un meilleur cadre de vie, ce fut la désillusion pour beaucoup. 

« Les Antillais persistaient à vouloir s’intégrer au paysage national et même à célébrer avec ferveur les valeurs de la partie, mais nous sentions bien que quelque chose n’était pas en accord avec les promesses de la République » 

page 95

Cette indifférence, ces fausses promesses et le traitement des révoltes ouvrières en mai 1967 sont mis en lumière sous la plume de l’auteure et permettent de comprendre les rapports compliqués avec la Métropole ainsi que les spécificités de la société guadeloupéenne. 

Un portrait de la Guadeloupe à l’état brut

Loin des clichés habituels, l’auteure dresse un portrait à l’état brut de la Guadeloupe : une terre sauvage où il faut batailler pour survivre. Comme elle le rappelle, la Guadeloupe a toujours été une terre de piraterie et cela se ressent dans le mode de vie des habitants. 

« Ton premier million, tu le voles. Je n’ai jamais eu de millions, mais tu vois l’idée ; il n’y a qu’à regarder comment les Blancs se débrouillent chez nous. La Guadeloupe, ça a toujours été une terre de piraterie. Je dis que ceux qui y arrivent sur notre dos sont plus malins que les autres. Oh oui, bien sûr, tu vas me dire qu’ils ont toujours eu la force de leur côté, qu’ils tordent toutes les règles à leur manière. D’accord, mais nous, on doit être malins, parce que si tu ne sais pas être compè lapin, tu ne seras que pauvre bonhomme. » 

pages 136-137

Cette terre a façonné les Antillais et leur a donné une force et une capacité de résilience et d’adaptation dont beaucoup ne sont même pas conscients. 

« Nous, les Antillais, nous avons toujours su nous adapter, pas vrai ? De la case d’esclaves aux HLM, nous savons ce que signifie survivre. Mais de communauté soudée, tu n’en trouveras pas. » 

page 277

Au final, la Guadeloupe est un peu comme Antoine, belle et forte, rebelle et indomptable, unique et sauvage. Je terminerais ici avec ces mots de l’auteure qui parlent au coeur d’une fille des îles en exil à 8000 km de sa terre : 

« Pour moi qui suit née dans la grisaille, l’île constitue un monde de sensations secrètes, inaccessible la plupart du temps. Les moments que je passe là-bas sont des parenthèses sensuelles, où tout prend le relief particulier de la fugacité. Je touche, je goûte, je sens. La plante de mes pieds cuit. Le jour se dérobe sous mes doigts. Je suis assommée par les étoiles. » 

page 175

L’auteur


Estelle-Sarah Bulle est née en 1974 à Créteil d’un père guadeloupéen et d’une mère ayant grandi dans le Nord de la France. Elle a travaillé dans des cabinets de conseil et au sein d’institutions culturelles. Son premier roman fut salué par la critique et lui apporta de nombreux prix tel que le Prix Stanislas du premier roman, le Prix Carbet de la Caraïbes et du Tout-Monde ainsi que le Prix Eugène-Dabit du roman populiste. 

Littérature africaine

Nations Nègres et Culture, Cheikh Anta Diop

Ce qui est indispensable à un peuple pour mieux orienter son évolution, c’est de connaître ses origines, quelles qu’elles soient

Page 19

Informations générales

  • Année de parution : 1979
  • Genre : Essai 
  • Editeur : Présence Africaine
  • Nombre de pages : 562

Analyse

Ceux qui s’intéressent à la littérature africaine connaissent forcément cette oeuvre majeure de Cheikh Anta Diop. Le livre est divisé en deux parties, la première concerne l’histoire africaine et la seconde concerne la linguistique et l’étude de la culture. 

Cet ouvrage présente une analyse rigoureuse, précise et scientifique tendant à démontrer l’origine noire de l’Egypte antique et surtout l’apport de la civilisation noire au monde. 

La recherche d’une origine noire de l’Egypte antique 

Considérées comme révolutionnaires à leur parution, les thèses développées dans cet ouvrage, sont aujourd’hui de plus en plus acceptées par la communauté scientifique même si elles sont encore controversées comme nous allons le voir par la suite. 

Le titre complet de l’ouvrage est Nations Nègres et Culture, De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique Noire d’aujourd’hui. Quand on pense à l’Egypte antique, ce sont souvent les mêmes images qui nous viennent en tête. Popularisée par le cinéma et la pop culture, l’image de Pharaons et d’égyptiens à la peau blanche est acceptée comme une représentation normale des peuples de l’Egypte antique. 

Cependant, Cheikh Anta Diop va s’attacher à démontrer que cette représentation est en grande partie erronée. Pour cela, il adopte une démarche scientifique et s’appuie sur ses qualités d’anthropologue pour présenter les arguments en faveur d’une « origine nègre de la race et de la civilisation égyptienne » avant d’analyser les arguments adverses. 

Il commence par démontrer la parenté entre l’Egypte et l’Afrique noire en soulignant la présence de pharaons d’Egypte soudanais pendant la XXVe dynastie. Ces derniers étaient surnommés les « pharaons noirs », les « pharaons koushites » ou encore les « pharaons éthiopiens ».  

Il démontre ensuite que les premières dynasties nubiennes se sont prolongées avec les dynasties égyptiennes jusqu’à l’occupation de l’Egypte par les Indo-Européens, à partir du Ve siècle avant J.-C.

« L’Ethiopie et l’intérieur de l’Afrique ont toujours été considérées par les Egyptiens comme la terre sacrée d’où étaient venus leurs ancêtres » 

page 221

L’étude de la linguistique permet également de renforcer la thèse d’une Egypte aux origines noires selon lui. Ainsi, le pays des Amam ou pays des ancêtres, ensemble du pays de Koush au sud de l’Egypte, était appelé la « terre des Dieux » par les égyptiens. De même, l’auteur se livre à une longue comparaison des mots égyptiens et wolof, une des langues parlées notamment au Sénégal, pour démontrer leur origine commune. 

A travers son oeuvre, il exhorte les égyptologues à prendre en compte l’origine noire de l’Egypte. Pour ce faire, il réfute les thèses allant à l’encontre une origine noire de la civilisation égyptienne. Ainsi, sur l’argument des cheveux lisses et des traits dits « réguliers », Cheikh Anta Diop rappelle qu’ils ne sont pas l’apanage des peuples blancs et citent l’exemple des nubiens et des indiens.

C’est ici l’occasion de mettre en lumière la grande diversité des peuples d’Afrique noire. Certains stéréotypes ont longtemps empêché de voir la diversité des différents peuples. Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre parler du continent africain comme s’il s’agissait d’un pays. Même s’il recherche une origine commune à la civilisation égyptienne, Cheikh Anta Diop met aussi en lumière la diversité du continent et des peuples en étudiant l’origine de plusieurs ethnies africaines telles que les Peuls, les Yoroubas, les Maures ou encore les Toucouleurs. 

Si ces thèses sont célébrées par certains intellectuels comme Aimé Césaire, qui le qualifiait d’érudit, ou Ernest Pépin, d’autres sont sceptiques et remettent en cause ses méthodes scientifiques. De nos jours, la thèse la plus communément admise est celle selon laquelle les égyptiens antiques n’étaient ni noirs, comme le sont les peuples d’Afrique noire, ni blanc, comme les occidentaux, mais étaient en réalité comme leurs descendants méditerranéens actuels. 

L’apport de l’homme noir à la civilisation 

La question que l’on peut se poser est de savoir pourquoi tant de débats à propos de la couleur de peau d’un peuple de l’Antiquité ? Pourquoi est-ce important pour Cheikh Anta Diop de démontrer que la civilisation égyptienne était à l’origine noire ? 

L’Egypte ancienne fascine depuis toujours comme l’a montré l’engouement provoqué par l’exposition sur Toutânkhamon en 2019. Cette Egypte fantasmée a longtemps symbolisé la naissance de la Civilisation et l’apport de l’Egypte antique est reconnu dans le monde entier. 

C’est la raison pour laquelle Cheikh Anta Diop veut que soit reconnu l’apport des civilisations noires à l’humanité. En effet, beaucoup pensent que l’histoire de l’Afrique noire commence avec l’esclavage et la colonisation. Ainsi, le 26 juillet 2007, l’ancien président Nicolas Sarkozy affirma que « l’homme africain [n’était] pas assez entré dans l’Histoire » (comble de l’ironie, il prononça ce discours à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar).  

Ainsi, trop longtemps, le peuple noir a souffert de caricatures et autres dénigrements alors même que son histoire est riche et bien trop souvent méconnue. Il est donc important pour un peuple de connaître ses origines et de les assumer avec fierté. 

« L’humanité ne doit pas se faire par l’effacement des uns au profit des autres ; renoncer prématurément et d’une façon unilatérale, à sa culture nationale pour essayer d’adopter celle d’autrui et appeler cela une simplification des relations internationales et un sens du progrès, c’est se condamner au suicide. » 

page 17

En effet, pour l’auteur, le fait de renouer avec son histoire et sa culture, permettra de redonner au peuple sa fierté et sa confiance en lui. 

« On peut concevoir le jour où l’économie africaine sera entre les mains des Africains eux-mêmes et qu’elle ne sera plus adaptée à des nécessités d’exploitation mais à leurs besoins, la concentration démographique s’en trouvera modifiée » 

page 406

C’est pourquoi Cheikh Anta Diop combattait farouchement les thèses ayant pour but de « blanchir » l’histoire des civilisations africaines et de reléguer les noirs à l’état de simples sauvages. En effet, pour lui, les historiens connaissaient la véritable origine de l’Egypte antique mais ont volontairement falsifié l’histoire. 

À une certaine époque, il n’était pas rare de trouver des expressions telles que « blancs à peau noire » , « blancs à peau rouge » ou encore « blancs à peau brune ». Ces étranges qualificatifs avaient pour but d’affirmer que toutes les grandes civilisations de l’histoire ont été fondées par des peuples blancs. 

Dans son ouvrage, Cheikh Anta Diop se moque de tous ces auteurs qui préfèrent se convaincre qu’il a existé des « blancs à peau noire » plutôt que de croire que les noirs aient pu être à l’origine d’une civilisation aussi importante que celle de l’Egypte antique. 

« En effet, s’il faut croire les ouvrages occidentaux, c’est en vain qu’on chercherait jusqu’au coeur de la forêt tropicale, une seule civilisation qui, en dernière analyse, serait l’oeuvre des Nègres ». 

page 13 

On le comprends donc, Cheikh Anta Diop militait contre l’effacement et la falsification de l’histoire du peuple noir et dénonçait un processus de domination. 

« L’usage de l’aliénation culturelle comme une arme de domination est vieux comme le monde. » 

page 14

Il rappelle dans son ouvrage que cette méthode a été utilisée par les romains sur les gaulois rebelles en les assimilant à de simples sauvages qu’il fallait éduquer et civiliser.

« Encrouter l’âme nationale d’un peuple dans un passé pittoresque et inoffensif parce que suffisamment falsifié est un procédé classique de domination. » 

page 16

Si les thèses de l’auteur sont encore très controversées, il est certain qu’il y eut bien des pharaons noirs qui ont été à la tête d’une civilisation brillante et puissante. Ainsi, même si toutes les thèses développées ne sont pas toutes admises scientifiquement, cette lecture a le mérite de mettre en lumière la richesse des civilisations noires et leur apport au monde.  

L’oeuvre de Cheikh Anta Diop a surtout permis d’approfondir l’étude de l’apport de l’Afrique noire dans le développement de la civilisation. Il permet de proposer une autre interprétation de l’histoire du monde et de combattre l’idée selon laquelle les occidentaux auraient « civilisé » l’Afrique. 

Ainsi, que l’homme noir soit ou non à l’origine de la civilisation égyptienne, on ne peut nier son apport au sein des plus grandes civilisations. Cette prise de conscience est la raison pour laquelle je recommande cette lecture. Cheikh Anta Diop m’a permis de réaliser que mes ancêtres n’étaient ni des sauvages, ni uniquement des esclaves mais qu’ils ont fait partie intégrante d’une des plus grandes civilisations du monde. 

L’auteur


Cheikh Anta Diop est un anthropologue, historien et homme politique d’origine aristocratique wolof né en 1923 et mort en 1986 au Sénégal. Esprit brillant, il étudia à Paris la physique, l’histoire et les sciences sociales. L’oeuvre de sa vie fut de démontrer l’apport de l’Afrique noire à la civilisation mondiale. Il lutta également pour l’indépendance des pays africains et pour la constitution d’un Etat fédéral en Afrique. Depuis 1987, l’Université de Dakar porte son nom.